Avec Marine Le Pen, l’État de droit en peine

Publié le 19 avril 2022 par Sylvainrakotoarison

" Nous savons pour qui nous ne voterons jamais. (...) Alors, je le sais bien, je le répète parce que des fois, il arrive que même quand je dis les choses, c'est comme si je ne les avais pas dites. Alors, je recommence à cet endroit du film : il ne faut pas donner une seule voix à madame Le Pen. Il ne faut pas donner une seule voix à madame Le Pen. Il ne faut pas donner une seule voix à madame Le Pen. Voilà, je crois que le message pour cette partie a été entendu. " (Jean-Luc Mélenchon, le 10 avril 2022).

Je n'aurais pas la mauvaise foi de me retrouver en complicité idéologique avec Jean-Luc Mélenchon, mais il a eu le mérite d'être clair à cette élection-ci, au contraire de celle de 2017, quoi qu'il en dise aujourd'hui. Mais sa position ne tient compte que du point de vue de ses électeurs, à savoir que moralement, ils ne doivent pas se compromettre avec le "diable". Mais dans ce raisonnement, il semble se moquer un peu de la France, qu'elle soit gouvernée ou pas par le "diable". Car le leader de FI est un fin politique, il sait très bien qu'on ne fait pas barrage à Marine Le Pen en s'abstenant ou en votant blanc. Il sait très bien que pour faire barrage à la famille Le Pen, il faut voter au second tour pour son adversaire, et il l'avait remarquablement prouvé en 2002 en ayant été parmi les premiers socialistes à appeler à voter pour Jacques Chirac. Encore un effort, monsieur Mélenchon, vous savez que Marine Le Pen peut gagner en 2022, alors, avant la fin de la campagne, soyez encore plus clair, comme en 2002, appelez à voter pour Emmanuel Macron !
Ce qui y a de bizarre, c'est qu'il faut attendre l'issue du premier tour pour découvrir le programme de Marine Le Pen. Comme si son programme n'était pas disponible auparavant. Et ce n'est pas faute de Marine Le Pen, car on peut dire qu'elle a fait campagne depuis six mois, multipliant les déplacements thématiques. Mais les journalistes semblent vraiment neurasthéniques, peut-être anesthésiés par la guerre en Ukraine ? Pourtant, les programmes, cela donne quelques indications intéressantes sur le futur, enfin, sur le conditionnel présent, à défaut d'être déjà du futur antérieur.
Pour Marine Le Pen, c'était même pire. C'est comme si Éric Zemmour lui avait servi de paratonnerre : pour toutes les mesures dégueulasses (désolé, je n'ai pas trouvé d'autres mots), c'est le polémiste qui s'en est pris plein la figure. Et la p'tite reine Le Pen en est sortie tout intacte, tout vierge de son immaculée rédemption (pour la conception, il faut voir avec Le Pen père).
Par exemple, on redécouvre que l'ex-présidente du RN veut interdire le port du voile en public. Pas les fonctionnaires dans une administration ouverte au public, mais n'importe quelle citoyenne. Faut-il argumenter sur l'ineptie ? Oui, d'autant plus que cette mesure pourrait même recevoir l'assentiment d'une majorité de Français (c'est là, le problème de la France, la démagogie est toujours aussi efficace dans la formation des opinions publiques).
La première chose, c'est que cela viole le principe d'égalité et le principe de liberté, ainsi que le principe de proportionnalité de la mesure (l'égalité n'est pas absolue, par exemple, on a accepté des mesures spécifiques au passe vaccinal pour garantir la protection de la santé des Français, mais quel principe suprême évoquer pour justifier cette interdiction du voile ?). Cette mesure serait donc forcément déclarée comme anticonstitutionnelle par le Conseil Constitutionnel. Déjà, on entend certains adeptes du lepénisme marinien dire que le Conseil Constitutionnel, on s'en b..., voire qu'on pourrait le dissoudre.

C'est là où l'on retient un invariant de la pensée de Marine Le Pen : il n'y a rien entre le peuple et la loi. Ben si, il y a justement ce qui fonde la démocratie et l'État de droit, car sinon, il suffirait qu'une majorité décide de renier les libertés publiques, l'égalité pour qu'on tombe en dictature. C'est le principe de la démocratie, ce qu'on appelle aujourd'hui le bloc de constitutionnalité, qui va bien au-delà de la Constitution de la Cinquième République puisqu'il englobe aussi la (simple) loi du 9 décembre 1905 sur la laïcité, le préambule de la Constitution de la Quatrième République... sans compter qu'il y a d'autres instances juridiques, internationales, qui protègent les citoyens des abus d'une éventuelle majorité autocratique, en particulier la Cour européenne des droits de l'homme qui n'est pas, rappelons-le, l'émanation de l'Union Européenne mais du Conseil de l'Europe.
On voit bien la petite musique lepéniste visant à s'affranchir du Conseil Constitutionnel (et le déconsidérer en rappelant qui le préside), et cette idée, ne serait-ce qu'elle soit déjà formulée, est très inquiétante en elle-même. Le Conseil Constitutionnel, la seule chose qu'une postulante à la magistrature suprême peut faire, c'est de le respecter, comme de respecter le peuple français, la France, son histoire, son État de droit, ses institutions, sa démocratie et sa République.
Sur le voile, il y aurait beaucoup à redire d'ailleurs, car la candidate du RN prétend réconcilier les Français et elle irait au contraire les diviser gravement en stigmatisant toutes ces femmes qui portent le voile. Ce serait d'ailleurs totalement stupide de mobiliser les forces de l'ordre (qui, selon elle, auraient du boulot ailleurs) pour ce genre de "délit", d'autant plus qu'il n'y aurait que des risques de dérapage dès lors les personnes n'obtempéreraient pas. Plus stupide encore de vouloir mettre de l'eau dans son vin en "réduisant" la portée de la mesure d'interdiction aux seules femmes de moins de 70 ans, afin de se déclarer "extrémiste modérée" ! (genre : on n'est pas des monstres, les vieilles peuvent se voiler !).
Cette idée renforce d'ailleurs l'absurdité de la mesure, motivée soit par une démagogie sotte, soit par un réel racisme, puisqu'il n'y a rien qui justifie d'interdire à 69 ans ce qui est autorisé à 71 ans, à moins de confusion mentale et de mélanger les choses avec la vaccination pour laquelle les personnes plus âgées devaient être prioritaires quand il manquait de doses. La neutralité des journalistes me paraît d'ailleurs révoltante sur un tel sujet. Ils devraient exprimer leur indignation et au lieu de cela, ils ergotent comme s'ils demandaient pourquoi 70 ans et pas 65 ans.
Ce type de mesures, totalement kafkaïenne (depuis quand, sans raison, l'État doit-il dicter ce qu'on doit porter, ce qu'on doit manger, etc. dans un pays libre ?), typiquement zemmouriennes, mais le zemmourisme électoral les avait cachées (attention, un train extrémiste peut en cacher un autre !), justifie a posteriori le principe de l'État de droit et le bloc de constitutionnalité où un individu capable d'avoir la majorité des voix ne peut pas se permettre de faire tout et n'importe quoi. Ces garde-fous s'appellent démocratie. C'est justement parce qu'il y a des candidats à la Présidence de la République qui s'appellent Marine Le Pen qu'il faut ce genre de garde-fous.
J'aurais évidemment le même raisonnement avec beaucoup de propositions de Marine Le Pen, comme l'ineffable "préférence nationale" qui va diviser la société en deux catégories alors que les étrangers habitant en France contribuent, autant que les nationaux, à la richesse de la France (ou à sa pauvreté, mais ça revient au même, l'important, c'est : "autant que les nationaux"). C'est ce que les Le Pen ont toujours su faire, diviser et la méthode Coué qui consiste à hurler avec un sourire carnassier qu'on veut réconcilier les Français et qu'on veut une unité nationale ne retire rien à la réalité des choses.
Dans sa conférence de presse du mardi 12 avril 2022 à Vernon, Marine Le Pen a présenté ses propositions sur les institutions. Elle a eu l'outrecuidance de se réclamer de De Gaulle en présentant sa volonté de faire de référendums sur tout et n'importe quoi : justement, il n'en était pas ainsi question. Le référendum, au contraire, était réservé à des champs d'application très précis et exceptionnels que Jacques Chirac a certes étendu mais que François Mitterrand n'avait pas réussi à étendre en été 1984 dans une énième manœuvre politicienne (il voulait faire un référendum sur le référendum en prenant au mot les opposants de la réforme Savary qui réclamaient un référendum sur l'enseignement).
Et surtout, pour De Gaulle, il ne s'agissait pas de laisser au peuple le soin du sujet ni du calendrier. Il n'était pas question d'un référendum d'origine citoyenne qui, en France, au contraire de la Suisse, n'est pas réalisable concrètement car nous sommes trop nombreux. De Gaulle remettait sa légitimité systématiquement en cause à chaque référendum tandis que l'idée de Marine Le Pen est de faire une sorte de QCM permanent, sans suite, sans cohérence, en totale inconséquence, et surtout, sans mettre sa responsabilité personnelle en jeu. Dans ce cas, autant ne pas chercher à gouverner. C'est justement aux dirigeants de prendre des mesures parfois impopulaires mais qui peuvent se justifier. C'est cela qui s'appelle courage politique. Suivre les sondages, ce n'est qu'une lâcheté populiste quand ce n'est pas commandé par une vision cohérente de la France.
Ne serait-ce que la remise en cause de la peine de mort par un référendum alors que son abolition est une obligation engagée par un traité international ainsi qu'une disposition constitutionnelle me paraît procéder d'une dérive grave de la démocratie. Ce n'est pas ainsi que je conçois des institutions d'essence gaullienne.
Je termine sur un autre point du programme sur lequel je me suis déjà largement exprimé, la mise en place d'un scrutin proportionnel aux élections législatives. Marine Le Pen ne manque pas de toupet de se dire l'héritière de De Gaulle et de vouloir revenir justement aux délices et poisons de la Quatrième République qui est morte de son incapacité à trouver des majorités de gouvernement, d'autant plus qu'à l'époque, le paysage politique était nettement moins morcelé qu'aujourd'hui.
Marine Le Pen, qui prétend vouloir plus de proximité, veut faire élire des députés complètement hors sol, déconnectés des réalités du terrain, dont les élus ne seraient plus choisis par le peuple lui-même (ce serait le parti qui décide de l'ordre sur la liste qui ferait l'élection), au même titre que les députés européens (au point que les collaborateurs des députés européens RN auraient servi à faire autre chose que ce pour quoi ils ont été payés). Ce serait d'ailleurs pour Marine Le Pen un suicide institutionnel, celui de la France qui avait jusqu'alors des institutions qui fonctionnaient efficacement, mais aussi un suicide politique personnel car se retrouvant dans l'incapacité à rassembler au-delà de son seul parti, elle ne pourrait jamais avoir de majorité parlementaire sans scrutin majoritaire.
Il ne faut jamais oublier que construire des institutions démocratiques est un lent processus qu'il faut sans relâche favoriser au fil du temps et des modes, mais détruire des institutions peut se faire en un jour. La France est d'ailleurs championne du monde du cassage d'institutions depuis 1789. Grâce à De Gaulle qui a fait cette Cinquième République justement pas pour lui (toutes les institutions l'auraient glorifié et son autorité a été réelle sous la Quatrième République, en 1945 comme en juin 1958), mais pour ses successeurs qui ne pouvaient pas se prévaloir de sa légitimité historique exceptionnelle. Cet apport, le seul majeur et actuel, de De Gaulle, devrait être protégé précieusement par tous les amoureux de la République et de la démocratie. Il ne s'agit pas de se réveiller un lundi matin avec un arrière-goût dans la bouche et comprendre quand il sera trop tard. Réveillez-vous, abstentionnistes !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (16 avril 2022)
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Pour aller plus loin :
Avec Marine Le Pen, l'État de droit en peine.
Marine Le Pen : ne nous trompons pas de colère !
Programme 2022 de la candidate Marine Le Pen (à télécharger).
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Élysée 2022 (38) : Marine Le Pen et la Russie de Vladimir Poutine.
François Bayrou, le parrain de Marine Le Pen.
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