Toute voie spirituelle vous appelle à ce qu'on peut légitimement appeler la mort à soi-même, la mort à un certain niveau pour vivre à un autre niveau. " Si le grain ne meurt, il demeure seul; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits." Laissez-moi vous citer le passage célèbre de saint Paul sur la résurrection : « Semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible; semé méprisable, il ressuscite éclatant de gloire; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force; semé corps psychique, il ressuscite corps spirituel. S'il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C'est ainsi qu'il est écrit: le premier homme, Adam, fut un être psychique doué de vie, le dernier Adam est un être spirituel donnant la vie. Mais ce qui est premier, c'est l'être psychique, ce n'est pas l'être spirituel; il vient ensuite. Le premier homme tiré de la terre est terrestre. Le second homme, lui, vient du ciel ". (Corinthiens 15, 42-47.)
Traditionnellement, la doctrine hindoue reconnaît deux types de libération : la libération après la mort (videha-mukti) et la libération dans cette vie (jivanmukti). Le texte célèbre de saint Paul ne peut-il pas être interprété aux deux niveaux, indiquant d'une part de quelle manière la résurrection après la mort se manifestera et d'autre part évoquant la transformation possible dans cette existence? Ce texte fait penser au témoignage que certains portaient après leur rencontre avec tel ou tel des plus grands mystiques de l'histoire ou, au xxe siècle, avec tel ou tel saint exceptionnel du Mont Athos. Mais cette métamorphose à laquelle tous sont appelés n'a jamais concerné qu'une infime minorité.
Il ne s'agit plus de psychologie, il ne s'agit pas seulement d'être moins égoïste ou plus serein, il s'agit d'une expérience intérieure bouleversante présentée comme une mort et une résurrection dans cette vie-ci, par un abandon de tout ce qui constitue aujourd'hui notre psychisme, donc un abandon de nos points d'appui habituels. Cela suppose un effacement, un silence, un « vide » dont même les mystiques chrétiens ont parlé parce qu'il constitue l'expérience mystique proprement dite. Vous ne pouvez pas à la fois conserver vos limites, vos prérogatives et être en même temps vidés de vous-mêmes pour être remplis de Dieu. Que reste-t-il, quand nous avons tout perdu, tout lâché, dans ce tréfonds du cœur ou de l'âme où nous ne sommes plus ni homme ni femme?
Qu'est-ce qui se révèle alors? Tous ceux qui ont vécu cette transformation témoignent qu'il s'agit bien d'une expérience radicale qui est la plus haute possibilité d'accomplissement offerte à l'homme. La question est de savoir si nous aspirons ou non à cette réalisation d'un autre ordre. Elle ne passe pas forcément par le martyre physique qu'ont connu les premiers chrétiens mais par un abandon, un don de soi total à cette vie qui transcende nos limitations : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi." Mais très peu de chrétiens entrevoient le christianisme, surtout à notre époque, comme l'appel à cette réalisation mystique.
Un tel passage ne s'opère pas tout seul, parce que nous sommes attachés à notre manière d'appréhender la réalité dans la dualité, au travers du désir et de la peur, fonctionnement que les enseignements orientaux ont, eux aussi, très bien décrit de leur côté. L'homme a toujours tendance à rabaisser des enseignements transcendants, à les ramener à son niveau. Il commet l'erreur de vouloir faire entrer un enseignement original parlant de choses nouvelles dans ses catégories mentales habituelles. Le préalable à une véritable compréhension est donc un effort d'ouverture, de silence, d'oubli de nos opinions, pour que l'enseignement des Évangiles puisse pénétrer en nous et nous transformer de l'intérieur.
Arnaud Desjardins, En relisant les Evangiles
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