Psychogeographie indoor (115)

Publié le 15 avril 2022 par Novland














La lecture est une activité néfaste et stérilisante. Il vaut mieux pour le progrès, pour l’entretien de l’esprit, gribouiller et divaguer, avancer des insanités de son propre cru, que de vivre en parasite sur la pensée d’autrui. Et c’est bien ce que dit, sur un plan plus général, la Bhagavad-Gitâ, lorsqu’elle soutient qu’il vaut mieux périr dans sa propre voie (ou loi ?) que de se sauver par celle d’un autre. » (Emil Cioran - Cahiers)

1.

14 novembre 2021.- Brume et grésille (8°C). Manifeste Incertain(tome IV). Après les inattaquables Walter Benjamin et Cesare Pavese, Frédéric Pajak se penche sur le cas du très attaqué Gobineau. Ce qui l’intéresse ce n’est pas le théoricien assommé par les préjugés d’un autre temps, l’auteur du trop fameux Essai sur l'inégalité des races humaines, ce type qui sera mal lu par Wagner puis mal interprété par une sinistre cohorte de païens à flambeaux teutoniques. Non ce qui intéresse Pajak c’est le pessimisme ontologique de Gobineau, sa vision crépusculaire et désespérée de l’Histoire le fait que pour ce dernier tout ce soit joué depuis des siècles, que la mort totale et définitive de toute humanité soit si proche qu’elle en presque palpable. Et si son « biologisme inégalitaire », sous-tend sa pensée d’une façon totalement biaisée, il est bien loin d’une quelconque politique raciale, ne prônant aucune discrimination, aucune exclusion puisque pour lui la société, l’Homme n’existent déjà presque plus (c’est ce que ses thuriféraires ne comprendront pas ne voyant que le biologique et jamais le pessimisme). Évidemment, tout cela est assez inflammable. Comment tourner autour de Gobineau sans tomber dans l’embarras ? Pajak y parvient très bien, n’occultant rien des âneries dix neuvièmistes, mais voyant très bien les hauteurs de styles d’un grand désespéré qui a cessé de lutter.

(autrement, as usual with Pajak, les dessins sont très bien et la partie autobiographique ne gâche rien).

15 novembre 2021.- Ciel gris suicide, pluie faible (9°C). Manifeste Incertain (tome IV). Dans la seconde partie, Pajak oublie Gobineau et son pessimisme cendreux pour mieux se retrouver avec lui-même, avec son passé et dans des arpents autobiographiques qui pourraient bien être cendreux eux aussi. Il se souvient de ses jeunes années de cancre qui l'auront vu ballotté d’un collège l’autre pour mieux finir dans une école (à Dieulefit dans la Drôme) où la liberté est au cœur du dispositif éducatif. Évidemment, rien n’est simple, tout cela est un peu tragique, car dans cet établissement diablement dépeigné la liberté est obligatoire, elle est presque imposée par des professeurs qui abandonnent vite leurs élèves et les laissent livrés à eux-mêmes (un jour le jeune Pajak boit vingt-cinq pastis cul sec, c‘est beaucoup). Nous voilà loin de ce que préconise Nietzsche quand il question d’éducation c’est à dire un retour aux règles, à la soumission, au quasi-dressage seuls moyens pour l’homme de pouvoir « rester fidèle aux instincts contemplatifs de son enfance et atteindre par là à un calme, à une unité, à une cohérence et à une harmonie dont celui qu’attire la lutte pour la vie ne peut même pas avoir une idée ». Forcément la vérité est entre les deux, entre le laisser-aller forcé et les coups de règles positifs du père Nietzsche. Pour Pajak elle est dans Bakounine « la liberté d’autrui augmente la mienne à l’infini », mais cette liberté ne doit pas être dictée, tout est compliqué.

Les dernières pages, retour à Dieulefit sur les lieux du « crime », sont magnifiques et empreintes d'une belle lumière panthéiste. Les cancres font parfois de bons écrivains.

16 novembre 2021.- On se cogne dans le gris (9°C). Ce matin dans ma boite aux lettres deux nouveaux volumes. Les Hortenses de Felisberto Hernandez et Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau de Linda Lê. Le premier est un recueil de nouvelles, le second une compilation d'articles consacrés à quelques outsiders largement tamponnés ici-bas (Walser, Rodanski, Wilcock, Perros...). Le titre est volé chez Baudelaire (c'est la dernière ligne d'une bien belle merveille dédiée à Maxime Du Camp).

17 novembre 2021.- Crachin douteux (7°C). Lever 5h00. Labeur. Sieste. Nothing else.

18 novembre 2021.- Vagues éclaircies (10°C). Rivages du quotidien. Le remplaçant de mon voisin guitariste est propriétaire d'une perceuse et d'une chaîne haute fidélité et il tient à le faire savoir. Grâce à Linda Lê, je découvre un peu mieux Saul Leiter (modeste génie de la photographie en couleur) et Juan Rodolfo Wilcock (prince de l'humour noir italo-argentin). Sinon j'ai mal au pied droit (on me parle de Névrome de Morton, maladie courante chez les femmes portant des talons aiguilles, je suis dubitatif).

19 novembre 2021.- Nuages nuages (7°C). Lever 4h30. Labeur. Sieste. Linda Lê (trois pages consacrées à Felisberto Hernández). 

20 novembre 2021.- Météo sinistre (9°C). L’hiver approche, mes géraniums périclitent. 

Robert Walser, Louis-René des Forêts, Georges Perros, Tomaso Landolfi, Osamu Dazai, Stanislas Rodenski, Sandor Marai, Louis Calaferte… Le menu est appétissant, mais Linda Lê est trop sage. On s’ennuie un peu en la lisant. On a envie de lui dire, « lâche-toi , fait comme ceux dont tu parles » (les citations sont très bien, c’est ce qu’il y a de mieux).

21 novembre 2021.- Une certaine froideur s’installe (5°C). Le livre de Linda Lê s’achève sur cette belle citation de l'impeccable Armand Robin : « La Parole niée qui seule peut affleurer,/ La Parole qui seule sait parler,/ La Parole condamnée qui seule peut sauver, / La Parole née qui seul sait affleurer, / la Parole qui ne peut jouer aucun rôle ». (Critiquer c’est parfois, souvent, choisir). 

Court retour dans le Dictionnaire de Charles Dantzig. Toujours aussi pédant, plein de jugements à l'emporte-pièce (« Sebald est mollement sinistre », ben voyons !) et d’une immodestie qui crève le plafond. On a continuellement envie de gifler l’auteur des lignes que l’on est en train de lire. Cependant, il y a quelque chose, un goût, presque un style. Moins affecté, plus mordant sur l’os entamé L’Imitateur du très mal pensant Bernhard. Ces très courtes nouvelles un peu méchantes et supposées drolatiques ne font pas plus d’une page. On pense aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, il y a de ça.

2.


23 novembre 2021.- Couverture nuageuse saumâtre (7°C). Une enclume sur les épaules je ne sautille plus (vous devez le ressentir en lisant ce pénible diary). D’autre part et pour rester dans le non sautillant j’ai la désagréable impression que le remplaçant de mon voisin guitariste se révélera très vite être une sorte de danseur de claquettes, un mélange hybride, pour ne pas dire une coalescence, entre Fred Astaire et Jean-Pierre Cassel. Me voilà bien ! Du côté des mots et autres lexies, lu une lettre d’Antonin Artaud à Henri Thomas où le supposé plus toqué des deux rappel ses 50 comas, les multiples tentatives d’assassinats dont il aurait été victime tout en n’oubliant pas cette fameuse canne héritée d’un certain Jésus Christ (un prêtre juif pédéraste) : « Henri Thomas, je ne suis jamais passé à côté de moi-même, je suis là, rien ne me manque, mais pour atteindre la chose grave que je veux dire, pour empêcher cette chute de plan comme de la scène d’un obstiné théâtre qui s’écroule spontanément, il me faut une clef, non anglaise, mais par moments dans l’histoire devenue anglaise, et dont cette tentative d’assassinat sur le Washington a été le symbole, je crois, et cela veut dire de la force, toute la force qu’on m’a enlevée par camisoles, coups de pied dans les testicules, coup de couteau dans le dos et comas électromagnétiques. ».

Dernière chose pour aujourd’hui. Il me semble que L’Imitateur de Bernhard est assez mal traduit. Le style est volontairement neutre, mais à ce point ?

26 novembre 2021.- Pluie glacée (3°C). Estourbi par le labeur, je ne suis plus rien, ou presque.

27 novembre 2021.- Quasi frimas (5°C). Ce matin je me suis levé avec un entrain modéré pour toutes choses. Un tel entrain modéré, que même mes velléités de lecture semblaient m’avoir quitté. Ainsi ai-je tenté de saisir plusieurs volumes sans qu’aucun de me sorte de mon manque d’envie généralisé, de cette morosité qui m’engonce tout en m’appuyant sur les épaules pour mieux m’enfoncer dans le vide opaque d’une vie qui ne semble plus tenir que par les vagues obligations d’un corps et de sa physiologie. J’ai entamé l’Origine de Bernhard, qui m’est tombée des yeux, je suis retourné dans l’Imitateur du même Bernhard sans un meilleur résultat. Concédant que ledit Bernhard ne ferait rien pour m’aider j’ai décidé de m’orienter vers du plus aisé, vers du moins ronchon et du moins Autrichien, et j’ai ouvert Le Brasier de l’Ange de James Lee Burke. Rien à y faire au bout de trois pages, je regardais le plafond. Presque résigné, j’envisageais donc une journée sans lecture, chose qui il faut bien le dire confine au barbare. Cependant, comme il y a toujours de l’espoir en toute situation, j’ai fait une dernière tentative en entamant le Fenua de Patrick Deville. Ce vrai faux roman de voyage bien dans le style de l’auteur me faisait de l’œil depuis la dernière rentrée littéraire, allait-il me sortir de ma gangue de léthargie et sauver ma journée ? Eh bien oui en partie. Oui parce qu’il est rempli de couleurs saturées, de bleus prononcés et d’histoires plus polynésiennes que mon genou gauche. En partie seulement, parce que ce que raconte Deville me semble trop éclaté et madréporique.

28 novembre 2021.- Du vent, quelques flocons (3°C). Le temps est bien morne, la nuit est déjà presque là,. Heureusement, il y a un peu de lumière dans le livre de Deville. De la lumière et une salade polynésienne. Une salade polynésienne avec de drôles ingrédients. Stevenson, Melville, Loti, Segalen, Bougainville, Gauguin… Surtout Gauguin, un type qui s’y connaissait en lumière, en couleurs éclatantes et en déréliction face aux normes plantées devant lui. Bon je mange mon chapeau (de paille), le livre de Deville, ce Fenua, est très bien, pas si éclaté que ça, plutôt plein de boucles et de lacis qui se rejoignent, de pics et de crêtes qui forment un horizon et plus que tout il est rempli de lumière et donc de vitamines B. Il faut savoir prendre les vitamines B dans les livres quand elles ne sont pas derrière nos fenêtres.

29 novembre 2021.- Vent glacial (3°C). Chez Deville pas de roman-roman, pas de vrai récit de voyage non plus. Plutôt un patchwork cousu à partir de bribes pêchées chez les autres (le livre fourmille de citations bienvenues), de souvenirs personnels et de voyages bien réels (mais rien de bourru). Le projet, ce patchwork, me semble assez réussi. Il y a des passages épatants. La rencontre entre Murnau et Matisse sur fond de palétuviers, la figure boucanée d’ Alain Gerbault (ce grand naïf maréchaliste par erreur), Gauguin et les vahinés, London et son Snark. Il y a la mort de Segalen. Loin des lumières polynésiennes, on le retrouve assis sur un lit de feuilles et de mousse au beau milieu de la forêt d’Huelgoat. Son manteau est roulé sous sa tête comme un oreiller, il tient dans la main un volume de Shakespeare et ses yeux sont encore ouverts. De l’une de ses chevilles, une entaille origine d’une large mare de sang qui entoure son corps sans vie. Accident ? Suicide mis en scène ? Il n’y aura pas d’autopsie.

30 novembre 2021.- Froideur (2°C). L'Imitateur de Bernhard, lugubre et drôle. Un journaliste vaguement barrésien se présente aux Élections présidentielles sur fond de Beethoven (L’allegretto de la Septième) et dans un montage audiovisuel quasi debordien. Inutile d'ajouter que tout cela est aussi lugubre et drôle : « L’allegretto de la Septième symphonie requiert l’interprétation la plus minutieuse. On a souvent dit qu’il possédait lui aussi un caractère de danse. Mais l’idée de ce mouvement va bien au-delà. Elle consiste bien plutôt dans la dialectique entre rigidité objective et dynamique subjective. Le thème est d’abord rigide, soutenu à la façon d’une passacaille, tout en étant en lui-même extrêmement subjectif, au sens où il y a en lui du mystère (N.B. la catégorie médiatrice entre sujet et objet, dans le thème même, est celle du destin. Le mystère subjectif est la fatalité objective). Il compte parmi les caractères romantiques présents chez Beethoven et évoque Schubert, en particulier dans le contrepoint (cf. le mouvement lent de l’opus 59 no 3 et celui du quatuor en fa mineur [op. 95], qui rappelle aussi l’allegretto dans son rapport entre lyrisme morne et polyphonie). La rigidité, l’objectivité ne viennent pas du thème lui-même, mais des variations invariantes. Puis l’entrée du trio, le son humain, le dégel, répète ontogénétiquement, pourrait-on dire, ce qu’il advint de toute la musique avec Haydn et Mozart. Après quoi le fugato, en tant que reprise de l’intention objective (?), conduit au triomphe négatif du caractère objectif. Reste à la fin la subjectivité de ce dernier, mais entièrement brisée. Tout cela encore très obscur. » (Theodor W.Adorno - Beethoven, une philosophie de la musique).

2 décembre 2021.- Averses glacées (6°C). Drei Seiten aus dem schrecklichen Bernhard. Nouvelle acquisition : Journal d'un intellectuel en chômage, Denis de Rougemont.

3 décembre 2021.- Nuages et soleil (4°C). Les mornes sollicitations du labeur derrière moi je retrouve Bernhard et Cioran deux notoires agités du bocal . L'imitateur du premier est drôle comme une extraction dentaire (on rigole sous cape), quant aux Cahiersdu second, il n'y a rien de mieux. Tenez le 24 juillet 1966 (J'ai 4 mois) : «  Qui êtes-vous ? Je suis l’homme que tout dérange. Je veux qu’on me laisse tranquille, qu’on ne s’occupe pas de moi, qu’on ne s’intéresse pas à moi. Je m’emploie à susciter à mon égard une incuriosité totale. Et cependant… »

4 décembre 2021.- Pluie fine (8°C). Voilà donc mon voisin guitariste vraiment parti et son remplaçant, le danseur de claquettes, bien installé. D'ailleurs, il ne se contente pas de danser avec ses claquettes. Il tape, il perce, il scie et il clou dans une sorte de symphonie tambourinante qui n’a rien pour réjouir le mélomane qui sommeil en moi (tout du moins le mélomane non-adepte des musiques « concrètes »). C’est dans ces conditions sonores là, quasi palpables et bien concrètes elles aussi (le concret c’est quand nos voisins bricoleurs nous cognent les oreilles) que j’ai tenté de commencer la lecture du Journal d'un intellectuel en chômagede Denis de Rougemont. Pour faire autant de bruit et donner ainsi dans la bricole, mon nouveau voisin doit être lui aussi un peu en chômage, enfin je l’imagine comme ça. Exercice t-il une profession intellectuelle lorsqu’il ne tapote pas sur des clous ? Quant à Rougemont, grosse affaire, Suisse très conséquent ! Enfin, c’est ce que laisse deviner le peu de ce que j’ai lu de son journal de chômage qui me semble vraiment très bien. Voilà un intellectuel sans emploi, lâché par la disparition de l’éditeur qui l’employait (les éditions « Je sers », ça ne s’invente pas) qui décide de quitter Paris pour tenter une expérience originale, celle de « l’ intellectuel en chômage » . On le retrouve posé sur une île (elle n’est jamais nommée, mais c’est L’île de Ré) vivant dans une grande précarité financière, mais vivant paradoxalement très bien et presque heureusement. Le livre est un Journal expurgé de l’intime où Rougemont raconte ses nouvelles conditions matérielles tout en émettant quelques belles considérations sur la nature de l »intellectuel en jachère. Pour lui cet intellectuel, désargenté en sans-emploi, se différencie des autres chômeurs par le fait que dans le domaine des activités de l’esprit il ne peut exister de réel chômage. L’esprit est toujours en éveil et la privation de travail n’est qu’un leurre. D'ailleurs, l’esprit peut même être attisé par cette situation et c’est même une liberté pour lui. C’est tout l’intérêt de ne rien posséder pour mieux se posséder.

5 décembre 2021.- Pluie froide (5°C). Dans la seconde partie de son Journal Rougemont quitte son île et trouve refuge dans un village du Gard. Là il réfléchi longuement sur l’anti intellectualisme, il tournicote autour du peuple, des ouvriers, des paysans ou des commerçants comme pourrait le faire une sorte de primo Henri Calet saisi par la métaphysique. Les gens sur lesquels il écrit ne le liront certainement jamais, mais pour lui la vocation d’un intellectuel est de communiquer dans une langue compréhensible par le plus grand nombre. Il pense pouvoir éduquer le lecteur en lui assenant les vérités d’une pensée droite. Finalement, tout cela pourrait paraître un peu volontariste et même un peu vain s’il n’y avait cette volonté d’être toujours à « hauteur d’homme » (de surcroît, Rougemont n’est jamais saisi par le pire, il dénonce les systèmes totalitaires, le conformisme bourgeois et l’oppression capitaliste). L’essentiel est de ne jamais rabaisser l’humain, voilà un programme un peu simple, mais les grandes idées ne sont elles pas souvent toutes simples ?

« Je note, à l'usage d'un futur historien des mœurs, que la presse "de droite" reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité ni les conversations populaires. C'est que les journaux socialistes et communistes sont dirigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tout cas par des gens qui recherchent la "considération" du peuple. D'où le ton haineux, typiquement petit-bourgeois, de certaines de ces feuilles. Je n'ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. »

3.

6 décembre 2021.- La pluie arrive (4°C). J'ai bien conscience d'être un peu pénible avec mes histoires de voisins bruyants. Tenez je vais encore vous ennuyer avec mon nouveau voisin, celui du dessus, le déjà trop fameux danseur de claquettes. Eh bien, figurez-vous que le bougre n'a pas encore fini d'emménager ! Aujourd'hui j'ai donc eu droit à moult voitures et camionnettes, moult meubles tirés et trainés dans un fracas d'enfer (comment faire entrer toutes ces choses dans si peu de mètres carrés reste un mystère). Autant vous dire que lire avec une telle musique dans les oreilles relève de l'impossibilité presque totale. Bon j'ai tout même ouvert les Variétés de Valéry (Paul) et comme tout est dans tout (et surtout comme tout est chez Valéry (Paul)) je suis tombé sur ceci : « Je me borne à remarquer que le contraste entre le bruit et le son est celui du pur et de l’impur, de l’ordre et du désordre ; que ce discernement entre des sensations pures et les autres a permis la constitution de la musique ; que cette constitution a pu être contrôlée, unifiée, codifiée grâce à l’intervention de la science physique, qui a su adapter la mesure à la sensation et obtenir le résultat capital de nous apprendre à produire cette sensation sonore de manière constante et identique au moyen d’instruments qui sont, en réalité, des instruments de mesure ».

8 décembre 2021.- Cold rain (6°C). (Rien) ou presque : Dans la Chine de l'avant communisme la magistrature était parfois replie d'élans raffinés. Ainsi les juges ordonnaient-ils de faire rouer et flageller leurs accusés jusqu'à ce qu'ils deviennent une sorte d' immense plaie sanguinolente. Cette plaie qui avait tout du globale était ensuite soignée par une habile petite armée d'apothicaires très maitres de moult remèdes savamment revigorants. En dehors de quelques faibles natures, il y en a toujours, la torture pouvait alors recommencer sans réel danger homicide. Ces remèdes étaient d'une merveilleuse efficacité, les plaies cicatrisaient si promptement que les supplices pouvaient durer des jours, des semaines, des mois. Un vrai délice et une idée des dix-huit enfers bouddhiques.

9 décembre 2021.- Quelques éclaircies (6°C). Back from the bouquinistes, acquis deux nouveaux venus qui vont agrandir ma pile de livres à lire. Pour rester harmonieux et dans la même couleur, je les ai choisis chez le même éditeur Quai Voltaire. Il s'agit de MonSiècle de Bernard Frank et de La Havane de Jean Louis Vaudoyer. Le premier est un spicilège de chroniques parues entre 1952 et 1960. Inutile de vous présenter Bernard Frank, il n'est plus à présenter. Le second est un court livre de voyage que j'imagine plein d'élégance thirties. Vaudoyer était membre du Club des longues moustaches, c'est une bonne indication lorsqu'il question d'élégance.

10 décembre 2021.- Giboulées neigeuses (4°C). Je lis l'Imitateur de Bernhard sans réel entrain. C'est un peu drôle, mais c'est surtout lourd et mastoc. Assez germanique, en somme.

11 décembre 2021.- Nuages épars, ciel bleu pâle (6°C). Retour dans les Mutins de Panurge de Philippe Muray. Ventres à louer, mères porteuses, ovules, fivetes, paillettes et éprouvettes. Que peut faire le roman avec tout ça ? La réponse est assez simple : « des ripostes à multiples entrées », car le roman c’est la rumination colorée de points d’interrogation et là en l’occurrence, dans toutes ces histoires de génétique et de perte du père, des points interrogations, il y en a beaucoup… Autre question… Que peut faire la poésie avec la peinture ? Rien, les deux domaines sont trop proches. Le roman, lui, par contre peut fait beaucoup de choses, car loin du « poétique » il peut aborder spécifiquement ce qui est de l’ordre de l’individuel et du sexuel. Ainsi Muray pense que Rubens ne peint pas des formes, mais du désir… Chez Rubens c’est le désir qui est réel… Et comment crée ce réel ? Et bien, il suffit de maîtriser subtilement la surenchère : « Vous savez ce qu’on dit en général : qu’il peignait des femmes qui correspondaient à l’esthétique de son temps, mais qui ne correspondent plus au nôtre. Ma conviction est qu’en créant ses prototypes de géantes, il n’a pas plus cherché à répondre à la sensibilité de son époque qu’à la nôtre, mais qu’il a tenté de trouver un certain point de démesure, ou encore d’utiliser une méthode de transposition picturale lui permettant le franchissement d’une limite au-delà de laquelle les instruments de mesure habituels, y compris les instruments moraux, perdaient leur sens. Ce qui fait qu’elles ne sont ni "vraies" ni "fausses", bien évidemment, les femmes qu’il peint, ni monstrueuses ni phénoménales. Elles ne sont tout simplement pas représentatives de femmes réelles, parce qu’elles prennent la forme que le désir déformant de Rubens leur donne. Et c’est ce désir qui est le réel ».

Pour finir cette définition du beau par Charles Baudelaire : « C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture ».

12 décembre 2021.- Beau temps froid (3°C). Ce matin Muray et la peinture. Les rouges de Delacroix, les croupes de Gericault. Cet après-midi sport télévisé. Époustouflant final du championnat du monde de Formule 1. Les sports polluants sont parfois intéressants.

13 décembre 2021.- Brume tenace (4°C). Pourquoi y a-t-il les autres ? Pour Cioran, les autres ce sont ceux dont il ne s’accommodera jamais. Il veut être seul et n’y arrive pas. Il est continuellement « agressé » par des gens avec qui il n’a rien en commun : « Je n’ai besoin de personne et je vois tout le monde ». Pour Levinas, les autres en tant qu’autres, ne sont pas seulement des alter ego, ils sont ce qu’il n’est pas. Les voir n’est pas un problème, c'est même presque une solution. Pour un Valéry (Paul) un peu fleur bleue, nous ne pouvons donner au cœur des autres que ce qui se dessine dans le nôtre. Pour George Bernard Shaw, il ne faut pas faire aux autres ce que nous voudrions qu’ils nous fassent, car il est bien possible que leurs goûts ne soient pas les mêmes que les nôtres. Quant à moi, je suis rempli d'autres. 


To be continued.