Liu Cixin, 2015.
" Luo Ji ne retourna pas à l'université, il alla directement consulter un psychologue.
- Vous avez peut-être besoin d'adaptation, mais il n'y a rien de bien grave, lui confia le médecin après avoir entendu sa longue histoire.
- Rien de grave ? Luo Ji écarquilla des yeux saturés de filets de sang. Je suis tombé fou amoureux d'un personnage de fiction que j'ai moi-même imaginé pour écrire un roman. Je vis avec elle, je voyage avec elle et je vais même me séparer pour elle de ma véritable copine. Et vous dites qu'il n'y a rien de grave ?
Le médecin lui adressa un sourire compatissant.
- Vous comprenez ? J'ai offert mon amour à une illusion.
- Croyez-vous que ceux que l'on aime existent réellement ?
- Est-ce une vraie question ?
- Bien sûr, l'objet de l'amour de la plupart des gens n'existe que dans leur imagination. Ce que l'on aime, ce n'est pas l'homme ou la femme de la réalité, mais celui ou celle qui naît dans notre imaginaire. Les amants réels ne sont que des modèles permettant de créer ceux que l'on rêve. Tôt ou tard, on finit de se rendre compte du fossé qui existe entre l'amour rêvé et son modèle. Quand on parvient à s'habituer à cette différence, on peut continuer à être ensemble, mais quand on échoue, on se sépare, c'est aussi simple que cela. Vous différez en un point avec la majorité des gens : vous n'avez pas besoin de modèle.
- Ce n'est donc pas une pathologie ?
- (...) Vous avez un don pour la création littéraire, vous pouvez le qualifier de pathologique.
- Mais n'est-ce pas démesuré de laisser l'imagination atteindre cette extrémité ?
- Il n'y a rien de démesuré dans l'imagination, particulièrement quand il s'agit d'amour.
- Mais que dois-je faire ? Comment puis-je l'oublier ?
- C'est impossible. Vous ne pouvez pas l'oublier, il ne servirait à rien d'essayer. Cela provoquerait au contraire des effets secondaires, et pourrait même déboucher sur de véritables troubles psychologiques. Laissez la nature suivre son cours. Encore une fois, ne vous forcez pas à l'oublier, c'est inutile. Mais avec le temps, son influence sur votre vie sera moins grande. En réalité, vous êtes chanceux car, qu'elle existe ou non, pouvoir aimer est une chance..."
Liu Cixin : extrait de "La forêt sombre", Actes Sud, 2017.