Feuilletant le livre, quelques images rappellent la multiplication du verbe : une photographie d’une salle de la bibliothèque de Sélestat où l’on voit, sous vitrine, une dizaine de livres ouverts et leurs reflets comme « une nuée de papillons blancs » ; une autre photographie de quatre pages d’un agenda de 1915, blanches ou à peine annotées, qui semblent attendre l’écriture ; enfin, la photographie d’A-L. Broyer montrant les marques fines, dispersées et blanches de la table d’écriture de G. Sand, comme une sorte de poussière. On approche de la matérialité d’écrire (le livre, la page, la table) ; l’acte lui-même reste infigurable.
Et ce, dès les premières pages de l’enquête de Sally Bonn. La fin de la première section (« comme ça commence ») aborde en effet les mythes de l’origine de l’écriture. Mais avant, l’autrice revient à la formation des lettres, au tracé consciencieux d’une lettre par une enfant assise dans une classe, observée à travers le temps (« Je me retourne et parcours la distance qui me sépare de cette enfant à la frange blonde »). Le récit se concentre sur l’instant où le dessin bascule vers l’écriture : « En regardant de près, ce n’est rien. Que des tracés noirs sur le papier ligné de bleu, des petits dessins, des signes. Ça ne veut rien dire. Un son, une forme. Mais quel sens ? Le sens immédiat c’est la réussite du geste, l’application à reproduire ce tracé qu’on lui désigne et qu’elle doit dessiner, former. Écrire ? » L’interrogation persiste. Le lien entre la lettre et le corps qui la produit, échappe. « Cette enfant à la frange blonde », qu’on regarde écrire, est l’autrice elle-même. Or, lors de l’apprentissage de l’écriture et de son récit, une scission intime se révèle, qui empêche l’emploi de la première personne : elle est due, plus qu’à la distance temporelle du souvenir, au geste d’écriture lui-même. De fait, plus loin dans le livre, Sally Bonn ne nomme pas les auteurs qu’elle rencontre pour enquêter sur les gestes d’écriture. Elle consigne leurs réponses et reproduit la lettre d’« un écrivain », les mots d’« une artiste »… On peut, avec les remerciements en fin d’ouvrage, en deviner l’identité. Peu importe. L’attention se déplace vers la pratique d’écriture. Sally Bonn s’intéresse « aux inconnus des livres », à leurs manières de parvenir aux mots, à leurs bricolages, leurs dispositifs.
L’enquête est réflexive et se concentre ainsi sur l’autrice elle-même (par exemple, en revenant à une expérience originaire de la violence qui marque le corps, au silence et au recours à l’écriture qui en découlent), sur des contemporains ou des figures admirées (Benjamin, Walser) et fantasmées en exemple (« Ambrosia » surtout, cette femme représentée, sur une fresque de Pompéi, au moment précédant l’écriture). Chaque chapitre raconte donc la rencontre avec un souvenir, un objet, une image, un lieu d’écriture grâce auxquels surgissent les questions : comment les objets et les lieux gardent-ils trace de celui ou celle qui écrit ? Comment le silence et le regard nourrissent-ils le « passage à l’acte » et comment le tout de la vie peut-il « passer à la ligne », à la page ? Comment l’écriture naît-elle de l’incise, de l’effacement, de la rature ?...
« Écrire » est l’objet et la cible de l’écriture car y affleure le cœur de la vie. Non seulement « écrire » est la source et l’aboutissement de chaque geste, de chaque plaisir, de chaque désir, mais aussi « écrire » reste le seul moyen de mettre en branle la vue, la réflexion, la mémoire, en somme de saisir quelque chose du monde et d’y exister :
« Je ne vois pas sans écrire.
Je ne pense pas sans écrire.
Je ne retiens pas sans écrire.
Alors je m’accroche au stylo. »
Antoine Bertot
Sally Bonn, Écrire écrire écrire, Arléa, collection « La rencontre », 2022, 176 p., 17€
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Extrait :
Il y a longtemps dans un restaurant de Trouville où je dînais, était assise à une table voisine une petite femme au corps ramassé. C’était Marguerite Duras. J’ai bu le thé au Grand Hôtel de Cabourg.
J’ai visité d’autres lieux d’écrivains, d’autres lieux d’écriture. Les maisons de Victor Hugo, de Jules Verne, l’appartement de Boris Vian à Pigalle dont la terrasse, partagée avec Jacques Prévert, donne sur le Moulin Rouge, celui d’Auguste Comte rue Monsieur-le-Prince, sombre au parquet grinçant, la maison de Colette dans l’Yonne ou celle de Balzac dans le XVIe arrondissement, où est présentée une autre de ses cannes, plus précieuse celle-ci, au pommeau d’or incrusté de turquoises et qui a, paraît-il, des pouvoirs magiques. J’étais à la recherche de fantômes, attendant peut-être qu’ils me reconnaissent ou se manifestent à moi.
Mais il n’y a à voir que des reliques, des images, des représentations. S’il faut un lieu pour l’écriture, une fois déserté, ce lieu n’en garde pas la trace, il n’en est que traversé. L’endroit de l’écriture, c’est l’écriture.
(p. 172)