Les mots des pauvres gens

Publié le 09 août 2008 par Jlhuss

Franchement, je l’ai pas toujours su que j’étais né “pauvre”. Chez nous, on parlait jamais de ces “choses vulgaires”.

Y’a fallu que j’arrive au collège (on disait aussi au “cours complémentaire” en ce temps là), pour me rendre compte enfin de l’étendue du désastre.

Ah ! Ben ! Y’était temps ! Encore un peu : ”T’imagines ! “

Je loupais le concours d’entrée en 6ème, je passais mon “certif” et si ça se trouve, j’en saurais encore rien aujourd’hui (d’un autre côté…)

La première fois, parce que dans ce domaine comme dans tous les autres, y’a toujours une première fois, c’était avec la prof de Français.

(Z’excitez pas sans raison, j’explique.)

Premier jour, première heure de classe, première sixième (y’en aura d’autres) : “Sur le quart de feuille que je vais vous distribuer, vous indiquerez au “crayon de papier”, vos noms, prénom(s), adresse et profession du “pair” et de la “maire” éventuellement.”

La dame, nous arrivait tout droit, par je ne sais quel hasard (et aussi probablement par le train) de Paname, direct.

Ca, je ne l’ai su qu’après (qu’on soit devenus “amis”), sur le coup, j’ai cru qu’elle était pas Française (vu l’accent).

“crayon de papier”, “crayon de papier”… ça commence bien. Turellement, comme d’hab, j’ai pas c’qui faut.

C’est pas pour dire, mais j’ai pas de bol. J’avais prévu toutes les éventualités (enfin je croyais), et pi pan ! “crayon de papier”.

J’ai bien un “Bic”, deux même (tiens, j’avais pas vu), un “crayon de bois”, une gomme, trois billes, mes osselets, mais… bernique ! Pas de “crayon de papier”.

Oh ! Roger, passe moi ton “crayon machin”, murmuré je en loucedé, à mon copain Roger, le seul gars que je connaissais, vu qu’on habitait la même rue du même coron. “Pffffft ! Mi non pu !” (qu’y dit Roger. Ah ! Ben ! Faut suivre hein ?)

Tant pis : au “Bic !”.

Je récapitule, nom, prénoms (ça tombe bien, j’en ai deux, pour une fois…), adresse : numéro 52, allée F, profession du “pair” (ça se complique), de la “maire” (on verra bien)…

“Dites moi Untel !” (Untel, c’est moi)

“Ca vous arrive parfois de respecter les consignes ?”

“Ca m’arrive, M’dame !”

“J’avais dit, au “crayon de papier” !

“N’effet ! Mais, excusez moi M’dame, si je vous demande encore une fois pardon, des “crayons de papier”, j’en ai pas”

“Et ça ? Hum ? Qu’est ce ?” (dit elle en sortant triomphalement un Hb 5 taillé comme de ma trousse toute neuve)

“Ben ! Un “crayon de bois”. “Elle est babache ou quwa !” (ça je l’ai pas dit, mais je l’ai pensé, très fort)”.

“Et qu’est ce que c’est que cette adresse ?”

“Allée F, c’est pas un nom de rue ça !”

Sur ce point précis, admettons que je pouvais pas lui donner tort, quand même, c’était pas de ma faute et pi j’allais pas m’inventer une fausse adresse non pu.

“Je vois ! Je vois !”

Moi aussi, je voyais très bien, j’entendais surtout et je me rendais bien compte qu’entre nous deux, ça n’allait pas du tout, mais alors pas ”être possible”.

“Dorénavant Untel, quand j’énoncerai une consigne qui ne vous paraîtra pas totalement claire, je vous prierai d’avoir l’obligeance de me le faire savoir. Au besoin, j’essayerai même de vous la traduire en “patois de chez vous”, si  c’est vraiment nécessaire.”

“Au fait ! Je remarque en relisant mon petit carnet que vous n’avez pas encore payé l’assurance. Vous comptez le faire quand ?”

“Ben ! A la “quinzaine” m’dame, c’est ma mère qui l’a dit.”

“Pardon ?”

“Ben ! Oui ! A la “quinzaine”.

“Je vous signale que l’on ne dit pas “à la quinzaine”, mais “sous quinzaine”. D’ailleurs, ce délai me semble beaucoup trop long, il faudra vous débrouiller pour vous exécuter avant.”

“M’exécuter avant” ? Elle en a de bonnes elle.

La “quinzaine”, c’est la “quinzaine”.

Ici, les ouvriers ne touchent leurs sous que tous les quinze jours (c’est pour ça qu’on appelle ça la “quinzaine”).

“Entre”, on va “au carnet”, autrement dit “à crédit” à la coopérative (pour les réformisses) ou à la CCPM (pour nous). Mais avant la “quinzaine”, pas d’sous.

Bien de l’eau a coulé depuis sous les ponts de la Scarpe, je me souviens pourtant encore très bien de son petit sourire moqueur et de son ton méprisant quand elle a ajouté pour finir : “Et puis, si vos loisirs vous en laissent le temps, apprenez donc à parler Français, ça pourra toujours vous servir !”

Merci du conseil, ça m’a servi.

Devenu à mon tour “pédagogue” bien des années plus tard (et par le plus grand des hasards), je n’ai jamais oublié la “leçon” de cette brave dame. Je l’ai même retrouvée “condensée” dans une réplique d’un vieux film (en noir et blanc, c’est vous dire s’il est vieux) d’Yves Robert : “La guerre des boutons” (adapté du roman de Louis Pergaud).

“Tu fais honte aux pauvres Lebrac et ça, c’est pas Républicain !”

T’as raison Guereillas !

Les “pauvres” (et aussi leurs rejetons), tu peux tout leur faire ou presque (ils en ont l’habitude), mais ne les humilie jamais, car ils ne l’oublieront pas.

J’ai haï cette femme, comme jamais je n’avais haï personne. On n’apprend guère à haïr chez les pauvres (et c’est bien ainsi).

Si elle n’a pas encore rejoint le “pays des songes et des regrets”, elle doit être bien vieille maintenant cette brave “prof de Français” et comme disait Léo : “Avec le temps va…… avec le temps tout s’en va”.

La haine aussi, mais pas l’amour des “pauvres gens”, ni le respect que l’on doit à leurs “mots” qui sont souvent faits de bien des peines.

Quand il m’arrive de lire les affirmations péremptoires de certains “transmetteurs de connaissances” et autres “tenants de la bonne vieille école de mon grand père”, pas tous (faut être juste),  je me demande parfois s’ils sont aussi Républicains (forcément de gauche), qu’ils le prétendent.

Qu’est ce que t’en dis Guereillas ?

Cordialement

Makhno

“Un, dernier, pour la route !” : La notion de pouvoir