Le mécanisme qui rattache nos contemporains aux générations passées semble s’être modifié. Je ne dis pas que c’est un bien ou un mal, je le constate, tout simplement. Il n’y a pas encore si longtemps que les gens vivaient dans des villages, toutes générations confondues et qu’une sorte de savoir impalpable se transmettait de la sorte, des aînés vers les cadets. Puis petit à petit, s’est imposé le mythe d’une éternelle jeunesse, largement véhiculé par la publicité d’ailleurs, laquelle nous a proposé une série de recettes pour ne pas prendre une ride. L’homme moderne est jeune et dynamique, cela va de soi et cette théorie est encore renforcée par l’idéologie libérale ambiante : un cadre supérieur se doit de travailler sans compter pour sa firme et en dessous de soixante heures semaines, il n’a pas droit à notre considération. Dans un tel contexte, tomber malade semble malséant. Du coup, voilà tous les souffreteux relégués à l’hôpital (le nouvel endroit où l’on meurt en toute discrétion et sans importuner son voisin)et les vieillards à l’hospice (d’habitude on dit maison de repos, c’est plus positif, mais dans les faits il s’agit bel et bien d’un simple mouroir dans lequel la société vous installe de force en espérant que vous n’abuserez pas trop longtemps de la petite pension qu’elle vous a chichement accordée).
La plupart des jeunes grandissent donc de nos jours dans une sorte de présent permanent. L’histoire, d’ailleurs, ne s’enseigne plus vraiment. Il est vrai qu’avant on n’en enseignait qu’une partie, celle qui intéressait la classe politique au pouvoir, mais enfin cela créait indéniablement des liens entre les gens. Tout le monde connaissait Vercingétorix, la guerre de cent ans ou la prise de la Bastille. Aujourd’hui, les jeux vidéo ont remplacé tout cela.
Pourtant, les noms de nos rues sont encore remplis de souvenirs pour qui conserve un peu de mémoire : hommes illustres, noms de batailles, etc. Mais la jeune génération préfère l’amnésie. Il est vrai que se souvenir des horreurs du XX° siècle, cela n’a rien de réjouissant : carnage de 14-18, horreurs de la barbarie nazie, guerre d’Algérie, d’Indochine, du Vietnam, génocides, goulag, on a le choix. Dans un tel contexte mieux veut peut-être en effet oublier et devenir fataliste : rien ne changera jamais.
Pourtant le XX° siècle a eu aussi ses faits positifs : décolonisation, disparition du travail des enfants, scolarité obligatoire, sécurité sociale, salaire minimum, émancipation des femmes, progrès médicaux sans précédents. Cela aussi, du coup, on finit par l’oublier.
Certes, il ne faut pas vivre dans le passé, mais il me semble qu’un minimum de mémoire permettrait tout de même, non pas d’empêcher que de nouvelles horreurs ne se reproduisent (il ne faut pas se faire d’illusions sur la nature humaine),mais tout au moins de pressentir leur arrivée.
Mais non, la jeune génération a été conditionnée pour vivre dans un présent éternel. Supposée immortelle, elle n’est là que pour acheter les produits de consommation parfaitement inutiles que la société leur propose et qui sont supposés faire son bonheur. A la limite, elle est plus tournée vers le futur (la sortie de la Playstation III, le dernier Harry Potter) que vers le passé, prenant pour un signe d’ouverture d’esprit ce qui n’est qu’une preuve d’asservissement aux lois du marché.
Je parle de la jeune génération, mais les autres ne valent pas beaucoup mieux. Tout le monde se complaît dans une sorte d’hédonisme jouissif (ou supposé tel, car ne je vois toujours pas en quoi le fait de posséder tel ou tel objet me rend plus heureux, surtout si je n’en ai pas besoin)qui permet de ne plus penser que le temps avance et qu’une tombe nous attend au bout du chemin. Consommant frénétiquement, notre société vit dans un présent éternel, sorte d’Eden fictif et artificiel qui enrichit quelques industriels au passage. Le passé n’a plus de sens et si on en parle, c’est pour en rire (tu te souviens ? A la fin des années soixante-dix on n’avait même pas de micro-ondes ! Comment ont-ils fait dans les années quatre-vingts pour se passer de MP3 ?)
Pourtant, peut-on ramener une vie humaine à ces simples considérations de confort domestique ? Notre destinée n’aurait-elle donc aucune autre portée ? J’ignore quel sens elle a ni même s’il y a un sens à trouver, mais ce qui est sûr c’est que l’Antiquité grecque, qui avait inventé la tragédie, avait une autre conception de notre existence. Certes les dieux étaient méchants et se moquaient des hommes, mais ceux-ci tentaient malgré tout de lutter pour survivre, acquérant ainsi une dignité que nous avons manifestement perdue. Quand je vois à quel degré d’avilissement la publicité peut conduire (ces cadres supérieurs qui se roulent par terre pour manger un yoghourt, ces femmes qui ne vivent que pour engloutir un fromage !), j’en viens à regretter le temps du vieux Montaigne (même s’il a failli mourir de la peste). Au moins il y avait encore des hommes pour tenter de réfléchir sur le pourquoi de leur présence sur terre. Mais qui se souvient encore de Montaigne ? Ce n’est même pas le nom d’une marque de fromage.