Anne Pauly publie en 2019 son premier roman “Avant que j’oublie“ qui remporte l’année suivante le prestigieux Prix du livre Inter. L’autrice raconte, dans une langue à la fois drôle, tendre et féroce, le deuil de son père. Un livre, nous a-t-elle confié, écrit « comme un tombeau de mots pour rendre hommage à ce type banal, mort dans un hôpital banal, un soir d’automne ». Entretien.
Mélanie Huchet : À la mort du père, l’infirmière insiste pour que la narratrice (votre double littéraire) avale du sucre pour tenir le coup. Vous écrivez que bizarrement « l’on tenait le coup ». Est-ce que ce que l’on ressent à la mort d’un parent ?
Anne Pauly : Je pense que c’est à quoi on s’attend. On croit que, face à la mort, la violence est telle, qu’il va falloir tenir le coup. Comme si, parce que le parent n’est plus, on s’imagine aussi mourir par contagion ou par capillarité. En fait on reste vivant. C’est ça qui est étrange.
Mélanie Huchet : L’histoire prend place dans la chambre d’hôpital dans laquelle la narratrice et son frère doivent vider les lieux. Les affaires du père sont rangées dans « deux grands sacs Leclerc » dont une “partie“ du corps du défunt : sa prothèse de jambe. Il y a un décalage hyper frappant entre ce que l’on imagine de la mort, censée être empreint d’une solennité, et de cette réalité crue de la logistique.
Anne Pauly : On s’attend à la fois à un effondrement physique et à une sensation de solennité. Mais en fait non. La réalité est tout autre. On se retrouve avec un macchabée encore dans son lit et avec, face à soi, des restes de vie : des sachets de moutarde, une pince à épiler, trois crayons. Des choses sans intérêt.
Mélanie Huchet : Justement, la narratrice énumère des objets et des accessoires du quotidien qu’elle range « avec des gestes précis ».
Anne Pauly : Oui la solennité se retrouve justement dans cet inventaire, qui se traduit formellement par des pauses marquées par des virgules. C’est-à-dire qu’elle énumère de manière solennelle ce qui reste de la vie de quelqu’un qui est presque encore là.
Mélanie Huchet : Ce sac Leclerc, il représente autre chose, non ?
Anne Pauly : C’est un marqueur sociologique de la vie ordinaire, de la vie plastique, de la vie sale, de la vie qui ne sert à rien. C’est le récit de la vie banale. Ça fait écho à Annie Ernaux. Avoir dans une chambre d’hôpital pour seul logo celui d’un supermarché, cela en dit long aussi sur la société.
Mélanie Huchet : La description folklorique du père « mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse » est teintée de tendresse. La fille garde une bienveillance envers son père, malgré les accès de violence qu’il a pu avoir lors de sa maladie.
Anne Pauly : C’est tout l’amour d’une petite fille pour son père qu’elle exprime ici. C’était son Dieu vivant, c’était son roi. C’est un sentiment qui est inaliénable quand on est enfant. On aime ses parents, quel que soit le leur degré d’inadaptation ou de folie.
Mélanie Huchet : Le manque d’air revient comme un leitmotiv dans le roman ? Est-ce que le deuil c’est accepter une vie en apnée ?
Anne Pauly : Le deuil c’est une espèce d’endroit où tu ne respires pas et dans lequel le monde ne te fait plus signes. Et dans cet entre-deux il rien à commenter. Quand Camus écrit dans L’Étranger “ Aujourd’hui, maman est morte. “c’est comme si il n’y’avait plus rien après. Plus rien à dire..Et puis plus tard, des signes se font percevoir. Le langage reprend son essor et, l’on peut reprendre la parole.
Mélanie Huchet : Est-ce que le deuil du parent, c’est faire le deuil de l’enfant qui est en nous ?
Anne Pauly : Non je pense qu’au contraire on libère l’enfant en soi. L’enfance se détache à ce moment-là de la fiction des parents, de l’histoire et de l’univers familial. Il se détache des histoires qu’on lui a raconté.
Mélanie Huchet : Avant la disparition de votre père, vous avez connu dix ans auparavant, celle de votre maman.
Anne Pauly : J’étais jeune, ailleurs à la mort de ma mère. C’est comme si je n’avais pas compris que je ne la reverrais plus jamais. Il ne me restait presque rien comme souvenirs. Pour mon père, je me suis promis de ne pas oublier. Ce n’est comme pas rien une mort surtout quand c’est celui d’un parent. La mort m’a paru comme une succession d’événements absurdes et bizarres et j’ai eu envie d’écrire dessus.
Mélanie Huchet : Le moment où la narratrice rassemble des objets, des livres, des photos, des statuettes, pour rendre un dernier hommage à son père, est poignant.
Anne Pauly : C’était une manière de refaire poétiquement une célébration plus intime. Mais je voulais aussi montrer que les protocoles que l’on propose (le choix de cercueil, l’église, l’homélie) sont totalement raides et inadaptés. Cela finit souvent par déraper avec un curé qui raconte n’importe quoi. Enfin, il y a aussi que je me suis posé : une que fait-on de tous ces objets ? Vendre des tableaux de maître c’est une chose, mais que faire des centaines de trombones, d’élastiques que tu retrouves dans des boites de biscuits Lidl ?
Mélanie Huchet : Le père est mort d’une longue maladie, déclenchée par des années d’alcoolisme.
Anne Pauly : Quand j’étais enfant, dans les années quatre-vingt, l’alcool était encore considéré comme un problème moral. Or, on sait aujourd’hui que l’addiction est une maladie. L’écriture de ce roman, avait aussi pour intention de sortir l’alcool de cet endroit moral. Et qu’on arrête de dire que cet homme, mon père était alcoolique parce que c’était foncièrement un faible et un bon à rien. C’était donc une manière pour moi de rétablir la vérité.
Mélanie Huchet : Vous dites raconter l’histoire de la mort d’un homme banal un soir d’automne, de façon anonyme comme d’autres millions d’anonymes. Mais le père ici, a un caractère est tout à fait singulier.
Anne Pauly : Oui il y avait chez lui une non-conformité que j’ai fini pas admirer. Cette manière de ne jamais se conformer, d’en avoir rien à faire. C’était un héros et moi le rejeton du héros. C’est devenu un étendard à porter. Moi aussi j’ai choisi d’être non-conforme dans ma vie de femme, d’avoir une autre vie que celle que l’on me proposait. Il m’a transmis cet héritage. Et puis, peut-être qu’il avait une existence banale mais c’était un homme avec une personnalité quand même saillante. Et dans la forme romanesque de l’écriture, j’ai pu transformer l’histoire en une espèce d’aventure rocambolesque et drôle. J’ai voulu quelque part raconter à mon père sa propre mort.
Un grand merci aux Midis de la Poésie qui a rendu cette rencontre possible à Bruxelles
Anne Pauly, “Avant que j’oublie“, 2021, Verdier Poche
Mélanie Huchet
Journaliste Culture/ Société