L’enfant parfaite est de ces livres dont on dit qu’ils nous font l’effet d’une claque.Roxane est une très bonne élève ramenant d’excellents carnets de notes et qui, a pratiqué le violon il y a quelques années. Elle est aimante, attentive aux autres, aux petits soins pour sa mère, une musicienne dont l’activité professionnelle est prenante mais peu rémunératrice, handicapée par des acouphènes, et qui a choisi de pratiquer l’alto parce que son registre est proche de la voix humaine.Elle ne semble pas se rebeller face aux exigences de son père et s’entend parfaitement avec sa nouvelle femme dont elle considère la fille comme sa soeur. Elle a de bonnes amies dans un lycée prestigieux. Roxane est cette enfant parfaite dont rêvent tous les parentsA l’inverse, sa vie n'est pas idyllique. Les exigences de ses parents (eux aussi loin d’être parfaits) semblent sans limites. Celles des enseignants de sa classe de Première S à Sully sont démesurées. Si la devise du lycée est Festina lente (Hâte-toi lentement) cela reste tout de même une usine à fusées (p. 22). Cette lettre S devient synonyme de supplice sacrifice stupide, que l’auteure énumère sans placer de virgules, comme si tout était imbriqué. Son petit copain la trahit. Une épouvantable acné achève de fragiliser son estime de soi.Elle pense avoir trouvé son salut dans la prescription d’isotrétitoïne. Alors elle refusera d’arrêter le traitement lorsque son dermatologue la mettra en garde contre de graves risques d’effets secondaires. La pression de l’excellence et de la performance seront plus fortes que tout.Notre adolescence porte au paroxysme les maux de notre société déliquescente. Société de la perfection individuelle, société de la peur, de la comparaison, pas assez de place pour tout le monde, bientôt la fin du monde (…). On nous dit, choisissez votre avenir et on nous dit vous n’avez pas d’avenir (p. 48). Vous méconnaissez notre besoin d’en rajouter, pour évacuer, amplifier nos émotions (p. 80).Tout en ayant construit un personnage fictif, Vanessa Bamberger s'est inspirée de la scolarité de sa propre fille, elle aussi en Première S, (mais sans acné) et de ses camarades pour imaginer comment les choses auraient pu mal tourner si elle n’avait pas été entourée. Elle donne la parole à Roxane pour exprimer elle-même la fatigue, le poids, les responsabilités et toutes ses émotions et poser un regard acéré sur le monde avec ses propres mots. Un lexique est ajouté à la fin (p. 249) et il est nécessaire, même pour moi qui connaissais presque la moitié des termes propres à cette jeunesse. Il est intéressant de constater d’ailleurs que ce vocabulaire n’est pas la propriété d’une certaine catégorie de jeunes mais qu’il est présent dans toutes les couches sociales.Si on lit le texte à voix haute on remarquera que la parole de Roxane slame et rime, en dissonance avec celle de François qui est la langue de la narration. Les amateurs de langage ont de quoi se régaler puisqu’on remarquera aussi combien la musique et la cardiologie ont un vocabulaire commun (p. 101).La cardiologie est la spécialité de François, un médecin scrupuleux et ami de la famille, dont l’auteure nous parle régulièrement, et dont on comprendra petit à petit quel rôle il joue dans l’histoire. La chronologie zigzague entre les années. Le lecteur passe de la jeune fille (qui s’exprime à la première personne) à cet homme (qui lui s’exprime du point de vue de l’auteure) en cherchant à saisir l’ampleur du drame, son véritable fondement et ses conséquences.Par contre on ne peut pas caractériser l’ouvrage de roman choral car on n’entendra pas d’autres voix. Chaque chapitre, qu'il concerne la jeune fille ou le médecin, s’ouvre sur un extrait de musique de rap alors que le roman est construit comme une pièce orchestrale, peut-être une symphonie. Espérons que ce ne sera pas un requiem. Si j’ai un (petit) reproche à faire, c’est l’absence d’une play-list récapitulative. J’aurais bien aimé me plonger dans l’univers musical de Roxane mais il aurait fallu que je note les titres au fur et à mesure. Certains éditeurs ont mis en place un QR code qui conduit directement aux morceaux cités par leurs auteurs.Elle (la mère) ne comprend pas que les mots des rappeurs sont, comme ceux des ados, à prendre hors contexte. Nos injures ont besoin de sous-texte (p. 25). Vanessa Bamberger éclaire les inclinaisons de la jeunesse en argumentant que c’est de ne pas pouvoir parler de nos problèmes qui nous fait suffoquer. Heureusement le rap et le slam nous permettent de les exorciser (p. 117). Il est difficile pour le lecteur, bien qu’il ait accès directement aux pensées de Roxane d’évaluer sa capacité à résister à la pression psychologique.Ce n’est pas parce qu’elle garantit ne pas avoir de penchant suicidaire après le visionnaire de la série de Netflix 13 Reasons Why qu’on peut être rassuré. D’autant qu’elle reconnaît ne pas pouvoir aller mal, faute de quoi sa mère ne le supporterait pas (p. 118). La crise de panique (p. 132) qu’elle décrit alors qu‘elle est en plein examen fait froid dans le dos. Je sais ce qu’il en est pour en avoir traversé moi-même une semblable.On est retenu de laisser aller notre empathie pour Roxane. En effet, l'auteure lui fait dire, à la fin du premier chapitre quelques mots qui instaurent d'emblée une distance : Une dernière chose : je vous parle mais je ne désire nullement vous connaître.Elle montre aussi l’aveuglement des parents focalisés sur les résultats scolaires, perdus dans leurs propres soucis, comme la mère pourtant fort aimante, mais noyée dans ses propres soucis, l'embourbement dans un auto centrage chez les pères. François par négligence, et par sa peur viscérale de l’échec de son fils si celui-ci arrêtait les maths. Cyril, le père de Roxane installé loin dans le Sud de la France après son divorce, fait preuve d'un égoïsme abominable qui l’amène à un double jeu.Sans en raconter trop je voudrais malgré tout souligner l’intérêt du procès qui n’occulte pas la question de la responsabilité de la prescription face aux exigences des patients. Le serment d’Hippocrate (qui nous est rappelé au début de l’ouvrage) n’est pas un garde-fou suffisant, même s'il est prêté avec solennité (je l'ai entendu par ma fille avant sa soutenance de thèse) et que Alain Veil le dermatologue qui prescrit le premier l’isotrétitoïne est extrêmement prudent. On ne peux pas reprocher grand chose à l’un ou à l’autre des deux médecins.Heureusement, depuis le 5 mai 2021 la loi a modifié les conditions de prescription de l'isotrétitoïne conformément aux recommandations de l'Agence du médicament. Il faut prévoir deux consultations avant toute initiation de traitement (une consultation d'information, suivie d'une consultation de prescription) ; en cas de contraception orale (oestro-progestative ou progestative) prescrire une contraception d'urgence et des préservatifs de façon systématique et assurer un suivi médical mensuel de tous les patients (y compris de sexe masculin).
Voilà un roman juste, terrible, brillant, bouleversant, sans concession sur les exigence de notre époque et les pressions qui pèsent sur les adolescents. Egalement sur la question de la responsabilité à la fois scolaire, parentale, amicale et médicale qui est constante sans apporter de réponse définitive ni de condamnation. Ce roman n'en est que plus nécessaire.
L’enfant parfaite de Vanessa Bamberger, chez Liana Lévi, en librairie depuis le 14 janvier 2021Sélection rentrée littéraire d’hiver de la Fnac