Muriel Pic publie L’Argument du rêve aux éditions Héros-Limite.
« Le rêve est l’espace possible d’un dialogue des morts, une ronde des spectres, un temps insulaire. Son argument est infralyrique, rythmes de l’en-dessous, chants comme courant, voix déferlantes » (On pourrait dire aussi voix affaiblies comme Eric Villeneuve qui me semble tant dans le champ de l’infralyrique, si toutefois je comprends bien cette notion). « Le rêveur envisage et dévisage, pas d’échappées lyriques ni fuites, seulement des déplacements infimes entre le corps et son ombre, nos corps et les ombres. L’infralyrique est une vibration lumineuse qui s’amplifie la nuit, un frôlement morphologique entre deux images, une perfection de hasard, la photogénie de l’impondérable. »
« Voici des rêves, des grisailles, voici des voix, des dialogues et des morts. Voici des photographies, des images décolorées, des lumières passées, des fossiles ramenés des temps profonds, des corps évanouis, des cendres portés par les vents et les eaux. Ainsi je veux partir. Voici des testaments, des témoins, des vœux. Voici demain. Voici hier. (...)Voici les photogéniques, les images sorties des cartons, données, trouvées, soulevées, déchiffrées. Voici les philologiques, les bribes, les fragments, les mots égarés sur une page, mutilés par un agrafe, les brouillon les livres-brouillards et les notes de chevet. Voici l’infralyrique, les hantises documents. Voici les rapports, la littérature grise, les documents, les actes, les traces, les données, les fantômes cartonnés, les articles de dictionnaire, les faits. Voici les phonogéniques, les voix tirées des boîtes, les bandes magnétiques, l’audiovisuel des spectres, les brouillages radiophoniques, les voix perçues, évaporées, les échos et les simulacres. Voici les tragiques, les météorologiques, les thucydides et les insulaires. »
(p. IX-X)
Symptôme de ruines
Le parfum de la vie est si fragile
qu’il ne saurait durer ?
Thé vert homme qui dort
Sei Shônagon prend une nouvelle feuille de papier.
Une classe d’officiers
arrogants et bravaches s’était développée.
Les autorités militaires avaient trahi
l’empereur
le peuple japonais
et rien dit sur la bombe atomique.
Le docteur Michihiko Hachiya
fume cigarette sur cigarette
consigne chaque jour
les crânes chauves
les langues crevassées
les documents humains.
La ravissante jeune fille brûlée
ne montrait aucun signe d’alopécie.
Elle gisait toujours dans une flaque de pus
et son état semblait inchangé
ni mieux ni moins pire.
Les gens souffrent sans savoir de quoi.
Les cheveux tombent par poignées
et le plâtre du plafond
fleurs de cerisier sur les visages irradiés.
Autopsies et photographies interdites.
A la radio pour la première fois
l’empereur du Japon donne de la voix
c’est la capitulation en radiodiffusion.
Tout le monde écoute
- dans le silence d’Hiroshima
Une grenouille maigre étourdie
tombe mollement d’un hameçon
sursaute à peine et sans lutte finit.
Des enfants la ramassent
la font frire
et l’enveloppent dans un papier
à l’effigie de l’empereur Shôwa.
Ils mangent en silence devant le ciel bleu
le ciel d’août sans demain
sans destin
le ciel du grand champignon : le pikadon
les pétéchies
et la maladie des rayons
(p. 56)
Muriel Pic, L’argument du rêve, éditions Héros-Limite, 2022, 167 p., 20€
Prière d’insérer : L'argument du rêve est un ensemble de poèmes documentaires ou poèmes-essais qui, en trois temps, posent la question du corps. Entre l'intime et le politique, le corps biologique et le corps social, les poèmes témoignent de la manière dont les idéologies nous conditionnent et dont les corps sont possédés par des mots d'ordre. À chaque fois, les images proposent au lecteur un voyage temporel et une confrontation avec les faits qui font voix.
Il s'agit de susciter une participation active de celui qui lit en soulevant des questions, attendu que la véritable question de ce volume, dont l'ambition est aussi didactique, peut être formulée ainsi : comment regardons-nous les victimes ? Et, à son revers, depuis les traces : comment nous regardent-elles ? Les kamikazes d'Okinawa, les naturistes d'Orplid, les migrants comme les ermites du Dodécanèse sont des documents humains.
Les uns pris dans la Guerre du Pacifique et l'idéologie militaire, les autres dans une idéologie du retour à la nature, dont l'utopie a suscité bien des opportunismes et les derniers dans une catastrophe, dont la vision oscille ici entre mythe religieux et réalité migratoire du troisième millénaire. Chaque poème est conté par une voix sœur, transportée par le rêve jusqu'aux évènements et jusqu'à nous, en collectant des éclats de mots et d'images.
Ce sont des fantômes de l'étonnement, bienveillantes présences qui encouragent à cheminer entre les corps pulvérisés : la poétesse japonaise Sei Shônagon, la poétesse allemande Annette von Droste-Hülsshof, les poètes Robert Lax et Loránd Gáspár, qui prêtent également leurs photographies, le dernier volet du recueil débouchant sur le contemporain.