(Film) Stephen Loye, Je suis sur terre, avec Charles Pennequin, par Romain Frezzato

Par Florence Trocmé


Ça se passe dans une cantine EDF. Le poète, debout puis allongé, au milieu des travailleurs venus déjeuner, micro à la main, scande de façon itérative cette seule phrase programmatique dont l’itération même donne à entendre sa polysémie : « Je suis sur terre ». Le projet éponyme du documentariste Stephen Loye semble subsumé par cette séquence : montrer le poète sur terre, parmi les êtres, citoyens, travailleurs, spectateurs. D’où une série de scènes dans lesquelles Charles Pennequin est filmé dans la rue, à l’étranger (la Russie), face à des lycéens, dans sa maison d’édition (P.O.L.), des centres de poésie (Avignon). De sorte que l’écrivain est donné à voir dans une continuelle performance. Il aura fallu 5 ans au réalisateur pour bâtir ce portrait de poète. À voir Je suis sur terre, le rapport du performeur à la langue s’éclaire. Il s’agit d’opposer au mimétisme langagier, au carbone communicationnel, une langue punk, la grammaire d’un contre-pouvoir, en somme une contre-langue – comme la revendication d’une liberté de ton et de voix : réinsuffler, par le mantra des mots, du sens. Le corps hors-norme du poète incarne à l’image cette position d’être au monde et sa présence au sein d’un public non-averti (les anonymes des places, des rues, des cantines) rappelle la « joyeuseté » fondamentale, la truculence essentielle, de la forme poétique dans la cité, sa propension à perturber. Dire se mute alors en rituel, avec ce que le terme peut contenir encore d’exploration pulsionnelle, de sauvagerie. Autre originalité de ce précieux documentaire : les séquences s’alternent entre le poète au travail et le metteur en scène dont le corps s’inscrit dès la séquence d’ouverture. De sorte que le film offre (au moins) deux lectures, l’une centrée autour de la figure du poète, l’autre autour de celle du réalisateur. Ce dernier est d’abord filmé dans son obsession pennequinienne, ressassant, entre mentisme et somniloquie, son désir de saisissement de l’auteur, de sa parole, de son identité. Plus tard, accrochant au mur (comme un adolescent son idole) des esquisses glabres (et par-là même manquant de prises) du poète, Stephen Loye semble inviter à une interprétation quasi psychanalytique, comme si, courant derrière Pennequin (symboliquement et littéralement), c’était la figure du père qui s’inscrivait en creux. Du reste, les deux hommes, présents, ensemble, à l’image, jouent d’une certaine ressemblance morphologique, comme si le documentariste devenait à son tour le « binôme » des livres. C’est pourquoi la propre mère de Stephen Loye se retrouve à dire, dans la maison familiale, un texte de Pennequin issu de La Ville est un trou. Le trou, est-ce l’absence du père ? est-ce l’impossibilité à saisir la figure du poète ? Déambulant dans un cimetière du Nord, le motif du trou trouve une nouvelle incarnation lors d’une scène d’anthologie que nous n’évoquerons pas davantage. Disons simplement que la figure du père y resurgit de façon implicite. Par ailleurs, Pennequin offre, avec la perfection qu’on lui connait, une performance inoubliable d’un poème du même ordre, « Petit papa » (Pamphlet contre la mort, P.O.L., 2012) : « papa, mon petit papa, mon petit papa pourquoi tu t'es laissé avoir, pourquoi tu t'es fait rétamer par la vie, par tout ce qui t'a pourri l'existence, pourquoi petit papa, pourquoi tu t'es fait traiter plus bas que terre dans l'existence mon petit papa, pourquoi même moi je t'ai pas parlé, je t'ai pas regardé, je t'ai pas vu… » Isolé dans la campagne, le poète lance un appel sous un ciel sans transcendance. L’émotion ne vient pas seulement du texte. Là, dans ce presque non-lieu, quelque chose se dit qui passe non seulement par les mots choisis, leur agencement, mais aussi par leur énonciation, leur babillement, leur labialisation. Dans ce désert rural où se perd la parole, le parleur cherche qui l’entend, ce papa dont la syllabe, inévitablement redoublée, dit haut et fort son inhérente néantisation, son pas, son pas à pas, son pas là, pas du tout.
Romain Frezzato
Stephen Loye, Je suis sur terre, avec Charles Pennequin, Pages & Images, 2019, 4€/9€ (disponible en VOD sur le site CINÉmutins)