Vies de forêt naît de la connaissance intime d’un lieu, la forêt des Vosges. En effet, tout au long de dix sections, Karine Miermont « racont[e] la forêt » qu’elle sillonne et observe « depuis des années, trente années environ ». Pourtant, dès la préface, le chemin s’annonce incertain. Le passage des sensations éprouvées sur place (« regarder la forêt, cette forêt, partir de là, marcher, écouter, sentir ») jusqu’à leur narration est envisagé comme un sentier inconnu (« que sera le texte ? Un récit, un roman, un essai ? ») sur lequel l’écriture doit s’engager, en suivant et en écoutant « toutes ces présences qui ouvrent des récits, des histoires ».
Ce propos liminaire trouve un écho, à la fin du livre, dans une page qui étonne. Un « Hommage » liste les écrivains (Bergounioux, Dupin, Gide, Giono, Shakespeare, Thoreau…), les philosophes (Morizot, Rancière…), les historiens et géographes, les photographes, dont la pensée infuse les réflexions de Karine Miermont. On trouve aussi des noms d’associations de défense et de protection de la faune et de la flore (Réseau Loup Lynx, SOS Massif des Vosges…), des noms de famille qu’on suppose être ceux des personnes fréquentées lors de marches en forêt, ou simplement du voisinage. L’expérience personnelle d’un lieu (« Je me fie à moi, à mes sens, regarder, sentir, toucher ») s’élabore donc en adoptant des perspectives diverses. L’ancrage n’est pas un repli, mais un accueil. Les points de vue s’éclairent les uns les autres et l’on passe, d’une page à l’autre, de la sociologie à l’éthologie, de la géologie à la poésie, de la fiction aux archives des personnes qui ont vécu « là ». Cet adverbe si bref, « là », donne d’ailleurs son titre à la première section : il recèle une diversité que les savoirs et l’observation n’épuisent pas, mais approchent.
L’attention à la surface des choses est essentielle pour cela : elle permet de suivre les changements du lieu saison après saison. Dans la section « Le temps », on voit alors « les prés plus ou moins verts ou beiges-jaunes » de l’automne se colorer de jonquilles en avril et, au mois de juin, s’accorder avec « tous les verts et surtout les tendres ». De ce même pré, heure par heure, le récit aborde ailleurs le « cinéma » en s’attachant aux « impressions éphémères » que le ciel crée en éclairant les herbes et en projetant ses ombres. Les mouvements de l’eau, les variations de la neige et des couleurs, le passage d’un animal et l’intensité du vent sont ainsi les motifs récurrents qui occupent le regard et le livre.
Et cela échappe encore. Plusieurs fois les choses se révèlent autres que ce que l’on pensait. De manière assez significative, c’est le cas de l’emplacement d’une source d’eau :
Penser depuis des années que l’eau qui alimente la cascade et le gros ruisseau près de la maison vient de la grande tourbière là-haut. Apprendre un jour d’automne que non, l’apprendre par l’un des fermiers côté alsacien, Christophe, connaissant bien les crêtes et leurs chaumes là-haut, tous ces endroits où les fermiers font pâturer leurs bêtes depuis longtemps. C’est sûrement pour cela qu’il sait d’où vient l’eau.
A la recherche du plus vieil arbre de la forêt, il en sera de même. La compréhension du lieu et de ses mutations ne peut être que progressive. Par exemple, pour savoir ce qu’il est advenu d’une ferme des environs, celle du Tanet, Karine Miermont fait le récit de la lecture de documents (textes d’architecte, lettres, baux…), du visionnage de films d’archives datés de 1916 et tournés par l’armée alors sur place, ou encore de la découverte d’archives personnelles qui suggèrent la destruction de la ferme lors de bombardements en 1944. L’enquête se déploie patiemment pour comprendre les raisons qui poussent à ne pas reconstruire : « la vie sur terre qui s’accélère, l’agriculture qui s’efface, le tourisme qui se développe ». La petite histoire de la ferme laisse entrevoir les disparitions brutales d’une vie rurale touchée par les guerres et le basculement vers la société de consommation. Le paysage est quant à lui palimpseste. Il garde mémoire des vies qui le travaillent.
Enfin, la langue de Karine Miermont résonne avec ce lieu. Ainsi que le paysage varie selon les couleurs des feuilles, le souffle du vent et les traces d’animaux qui le parcourent, elle s’imprègne de ce qu’elle nomme : « Feuilles les nomades, le travail des arbres qui se poursuit sans eux, aimantés par le ciel et sa lumière, par la terre et son mouvement et son attraction. » L’étrange formulation « Feuilles les nomades », libre de ponctuation, exprime le détachement des feuilles qui vont de ci de là et deviennent ces « nomades », que le pronom masculin « eux » reprend de manière surprenante, comme pour suggérer la mue de l’arbre ; ce dernier se dénude et révèle ses articulations, son enracinement et son désir de ciel, ce qui le fait tenir, comme la répétition des coordinations fait progresser la phrase. Le souci du paysage est un souci de langue. Inlassablement, Karine Miermont interroge, en même temps, le lieu et ses mots (faut-il dire « le » ou « la chaume » ? quel serait le sens exact du terme « pirscher » et convient-il à sa manière de marcher en forêt ? pourquoi certains désignent tel lieu la « croix Marchal » et d’autres la « pierre » ?). L’attention aux nuances révèle ainsi le sens et restitue, pour celui ou celle qui se prête à la lecture, le trajet des vies qui habitent la forêt :
Et la neige aussi, l’un de ses effets magiques, la possibilité qu’elle nous offre de voir les pas du cerf, tout le parcours qu’il fit sur le sentier, sa longue promenade depuis l’aube et même avant, depuis la nuit, le temps de la marche du cerf imprimé sur le sentier, nuit et aurore tracées.
Antoine Bertot
Karine Miermont, Vies de forêt, L’Atelier contemporain, 2022, 159 p., 20€
Extrait :
4. VIES SAUVAGES
C’est partir et marcher, en silence, en faisant le moins de bruit possible, le regard portant loin devant et en même temps vers ses pieds, à chaque pas le coup d’œil automatique vers la petite zone du sol où l’on va poser le prochain pas, l’autre pied que celui sur lequel on repose un instant et qu’on a pris soin de poser déjà dans le meilleur endroit, sans brindille sans branches sans feuilles mortes, ou le moins possible, ou alors c’est qu’il pleut ou a plu et que c’est mouillé et alors on sait que tout devient élastique, plastique, amortissant le poids du pied et du corps, même les feuilles mortes mouillées ne font plus ce bruit crissé pouvant alerter, même les brindilles ploient plutôt que rompent quand l’eau aide. Si le sol est sec, on cherchera toutes zones d’herbes, de mousses ou de terre, ou alors des pierres suffisamment grandes pour ne pas faire graviers et crisser à leur tour. Cependant si l’on n’a pas le choix l’on passera sur le sol rocheux, mais alors très doucement, pour le moins possible faire bouger les petits blocs durs et glissants, poser doucement talon pointe talon pointe. Sur les chemins carrossés pour l’exploitation du bois, lesquels ici ne sont pas recouverts de bitume ou autre matériau de route, ici les chemins sont carrossés avec la terre pierreuse, le grès ou granite rose-gris, sur ces chemins donc, leur centre laisse l’herbe pousser, là où les roues des véhicules ne passent pas, et sur les côtés aussi, et ce sont autant d’endroits herbeux où l’on peut poser un pied puis l’autre en silence espéré. Comme si notre cerveau se préoccupait de cela en pilotage automatique, car pendant ce temps il faut regarder devant et autour, derrière même parfois, il faut écouter, et sentir, mais sentir on n’est pas les meilleurs nous les humains, les bêtes en général sentent bien mieux que nous, et en particulier celles de la forêt, les non-domestiques, les sauvages. Cependant nous pouvons sentir, parfois : si un cerf est passé là il y a peu, s’il n’est pas loin, si un ou plusieurs ont dormi ici. Mais la joute des odorats est très inégale, le cerf nous sent à trois cents mètres.
(p. 59-60)
On peut lire d’autres extraits de ce livre dans l’anthologie permanente de Poezibao.