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(Anthologie permanente), Claro, Sous d'autres formes nous reviendrons

Par Florence Trocmé


L’écrivain et traducteur Claro publie Sous d’autres formes nous reviendrons, au Seuil.

::: Savonarole hanté par Artaud tordu sur le bûcher devenu autel dont pourtant ne sont filmées ni les flammes ni la fumée, l'acteur créant • par le feu intérieur ce qui n'existait pas sur l'image •
[abel gance]     
::: holocauste invisible et pourtant signifié, l'Histoire repliée sur elle-même afin d'exaucer les volontés du moine aspirant à périr brûlé vif, la peur vissée dans l’œil d'Artaud tout entier consacré à attiser et magnifier le mystère du feu, feu sombre du corps de Satan, feu solaire d'Héliogabale, feu germinal de Van Gogh, et peut-être est-ce dans l'effrayant secret de cette combustion que prend tout son sens le projet de faire un corps, oui, peut-être faut-il entendre, dans le glapissement des viscères et le tintamarre des os, dans les fureurs de fumée,
::: le chant dernier de vanité, quand celui qui la vilipendait finit par l'absorber au prix de sa dissolution même, quand la seule chose qu'il reste à faire c'est frapper • mon corps / jusqu'à ce qu'il rende l'âme / et il devient de plus en plus opaque / épais et sur-bondé / c'est-à-dire se révolte et s'ardence à un plus fort brasier [tonus] de vie, / les étincelles reviennent, / tout au fond, / néant •   
[artaud]
::: flambée de l'être devenu nouvelle révélation, comme si renoncer à toute vanité pouvait hâter la négation de soi, comme si le dépouillement absolu était gage d'une définitive dispersion, et la dispersion de soi l'aube d'une étrange renaissance,
::: non pas bêtement finir en fagot roussi mais tenter par des moyens nouveaux de se faire un corps, un corps moins labile que celui qu'on sait repu d'organes, un corps où s'articulent autrement les os du langage, et qui serait, sinon un livre, un livre vain, du moins sa tentation,
(...)
::: mais les dates souvent possèdent deux versants, et en ce mois de février 1497 où Savonarole érige son bûcher il advint également tout autre chose :: la mort de Johannes Ockeghem, maistre de la chapelle de chant du roy, à la mémoire duquel Josquin Des Prés compose aussitôt un lamento à cinq voix, une « Déploration de Johan Ockeghem », sur un poème de Molinet, Nympbes des bois, limpide motet où il est demandé aux hamadryades d’altérer leur chant jusqu’ici printanier et de s’ouvrir aux plaintes, • nimphes des bois, deesses des fonteins / chantres expers de toutes nations / changez vos voix tant cleres et haultaines / en cris tranchantz et lamentations •
::: au-dessus des reliques du défunt maître de chapelle s'élance alors le requiescat de saint Josquinus, un quintuor vocal – superius, altus, contratenor, tenor & bassus – qui tisse sa prière contrapuntique à des milliers de lieues et cris de Savonarole, oui, voilà qu'aux prêches météoriques du Florentin répond, flanqué de fidèles harmoniques, le cantus firmus du teneur qui, loin de fracturer les cieux ou dépouiller les corps, porte la paix de l'âme à son plus haut point de réfraction • car d'Atropos les molestations / vostr' Ockeghem par sa rigueur attrape / vray tresoir de musique et chief d'oeuvre • et bientôt meurt le moine, pris aux rets mêmes qu’il avait tendus afin de braconner les âmes volages, tandis qu’Ockeghem s’en va reposer dans le lit d’une rivière votive, chacun d’entre nous invité à se vêtir de cendres • acoutrez vous d’abitz de doeul, / Josquin, Brumel, Pierchon, Compere, / et plorez grosses larmes d’oeul, / perdu avez vostre bon père, / requiescat in pace, amen •
:: la messe est dite et si l’on parvenait à plier le Temps au mépris de l’espace, si l’on réussissait à superposer, tels deux calques n’ayant plus nécessité d’original, ces deux tableaux – celui du bûcher dévorant les vanités, celui du tombeau accueillant l’inspirateur fécond –, ne verrait-on pas les flammes se changer en ondes, le feu devenir eau, les flots de rage s’évaporer en lentes et majuscules vapeurs, la mort ardente laisse la place au coi trépas ?
(...)

Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons, le Seuil, 2022 (parution le 1er avril), 120 p., 14€, pp. 15-19.
Prière d’insérer
Le 7 février 1497, le moine Savonarole fait édifier à Florence un immense bûcher, dans lequel sont jetés œuvres d’art et accessoires frivoles ; le même jour, Josquin Des Prés compose un lamento à la mémoire du maître de chapelle Johannes Ockeghem. Là où l’un décompose, l’autre propose ; d’un côté les flammes rageuses de la destruction, de l’autre l’eau vive de la déploration.
Partant de ces deux conceptions opposées de la vanité humaine, Sous d’autres formes nous reviendrons déroule un fil, celui qui va de la reconnaissance d’un vide en nous à notre rapport ambigu face à la mort. Qu’il s’agisse des ensevelis de Pompéi, de l’enfant pétrifié de Sens, des amphithéâtres d’anatomie, des peintures de vanités flamandes, du film La Momie de Karl Freund, ou bien d’événements intimes comme la mort du père, Claro s’interroge – et interroge la poésie – sur le lien qu’entretient l’écriture avec le célèbre adage memento mori – qu’il conviendrait de traduire ainsi : n’oublie pas de mourir.


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