Averne : petit lac, situé aux environs de Naples, en Italie. Mais aussi entrée des Enfers, selon la croyance des Anciens. Frontière entre deux univers, entre deux mondes : celui de notre terre humaine, de notre vie, et celui d’un après la vie, d’un au-delà, de cette mort qui nous attend tous, sans que jamais personne ne soit revenu de cet outre-monde, cette outre-vie. Pour Baudelaire, nous guettons tous ce qu’il y aurait là à attendre, après la vie, après la mort, mais, toujours, c’est déceptif : « La toile était levée et j’attendais encore », dit-il dans « Le Rêve d’un curieux ». Pour Louise Glück, c’est – tout au contraire –, dans son dixième livre, Averno, l’occasion de s’interroger sur la mort, l’amour, le désir, la solitude, les souvenirs, riche de multiples enseignements.
Et c’est proprement bouleversant.
Deux sections d’inégale longueur. L’une, de six poèmes seulement, l’autre, de onze, avec – en écho – le même titre, de part et d’autre, pour deux textes (pp.35-43 et 151-159). « Perséphone l’errante » ouvre, ainsi, et ferme le recueil, formant cycle de ces poèmes (comme le cycle des saisons, du renouveau de la nature et de la terre), en donnant son thème à l’ouvrage. Du moins, sa clé, sa métaphore. Glück y parle de Perséphone, fille de Déméter et de Zeus, dont le viol et l’enlèvement, puis le retour à la vie, ont marqué la terre à jamais. Par elle, s’élaborent les saisons, s’écoule le cycle des jours, et des heures, et du temps qui passe, et qui revient. L’automne, quand elle part retrouver son mari, Hadès, aux Enfers (pp.19 à 33). Les plaintes du vent sur la terre (p.19). Et la terre qui refroidit (p.23, 89), la neige qui s’installe et qui dure (p.23, 37-39, 67, 133, 149), le lac qui gèle (p.93), lorsqu’elle est absente de la terre, et qu’elle couche avec son époux. La neige, souvent, comme trace de son silence, et de sa nuit. Puis l’aurore, le jour, le printemps, pour dire qu’elle revient, qu’elle renaît, qu’elle est de nouveau parmi nous, bien vivante dans notre monde, et qu’elle a franchi la frontière qui sépare le royaume des ombres de notre terre.
Cela, c’est le mythe. Mais Louise Glück le voit dans nos vies, dans le quotidien de nos jours, comme dans sa vie à elle, toujours. Qu’y a-t-il, se demande-t-elle, de Perséphone parmi nous ? Quelles traces du mythe sont visibles, ou sensibles, ou compréhensibles, dans ce que nous voyons, nous vivons, nous éprouvons ? Perséphone, pour Louise Glück, c’est l’art, la nature, la vie, ou ce qui fait, plutôt, notre sentiment d’exister, qu’on se sent vivre. C’est aussi la disparition, « le gouffre de la disparition », écrit-elle (p.135), et le recommencement. Avec ces questions qui taraudent toute vie et toute conscience : qu’est-ce que vivre, qu’est-ce que mourir, qu’est-ce qu’être au monde, puis disparaître ? Qu’est-ce que le monde, le fait de vivre ? Et comment doit-on se préparer à devenir fantôme, un jour (p.131) ? Pourra-t-on ou non revenir, comme le cycle des saisons, tel que l’a voulu Perséphone, et faire qu’alors tout recommence, tout reprenne, et que l’on revive ? À cela, Glück ne répond pas. Elle se contente de questionner, et de laisser s’interroger son lecteur, indéfiniment.
Plus encore, Perséphone, c’est l’âme, pour Louise Glück. C’est l’âme du monde qui renaît, ou qui – comme l’écrit le poète Giuseppe Conte, est une « forme d’énergie interne à l’être humain, à la nature (qui) représente le souffle vital des origines, ce qui fait tourner les planètes, battre le cœur, gonfler le sexe des hommes, et s’ouvrir celui des femmes » (1). Louise Glück revient donc, très souvent, dans ces poèmes, sur ce qu’est l’âme, sur ce principe premier qu’elle est, et qui fait briller les étoiles, vivre la terre, et s’évanouir notre existence, quand elle et nos corps se séparent. Au cycle des saisons se juxtapose celui de la vie et de la mort, et celui de la métempsycose, donc aussi de la vie d’avant, des vies passées (p.147). Le temps qui transforme tout en glace, écrit Glück (pp.91-93), est aussi celui qui fait les prairies refleurir, les étoiles reparaître au soir, les champs, parfois, sous le soleil, s’incendier, et brûler. Ne laisser que cendres.
Cette image revient, souvent, du champ incendié, calciné (p.95, 97, 137). Et il est à croire qu’elle évoque, chez Louise Glück, un souvenir précis. Une chose vue. Car la poétesse mêle encore, au mythe antique qu’elle revisite, qu’elle réactive, des bouts de sa vie personnelle. Des fragments de sa vie passée, de son enfance, en reprenant l’histoire du mythe, chez Perséphone, de Déméter, et du rapport mère-fille, qu’elle vient illustrer. Et qu’elle éclaire (pp.39-49 et 151-155). Comment devient-on une femme ? Comment quitte-t-on la petite fille que l’on fut, et qu’on abandonne (p.109) ? Est-ce, comme Perséphone, par un rapt, par un viol (p.107, 111), ou d’avoir été, soudain, au lit avec un homme (p.51, 61), la perte, en tout cas, douloureuse, d’une identité enfantine, d’une vie d’avant ? Ces questions, Louise Glück se les pose dans un dialogue renouvelé de la poétesse à elle-même. C’est pourquoi elle opte, pour ce faire, pour un « je » sans cesse vacillant, problématique, un « je » qui n’est pas toujours elle, mais un autre, d’autres, Perséphone, Déméter, d’autres encore, au point qu’on ne sait pas toujours, en lisant ces textes, qui parle, qui s’adresse à nous, et d’où vient cette expérience qu’on évoque. Dont on témoigne. Le lecteur a besoin de ce décentrement de voix pour être, à la fois, dérangé, troublé, dans ses habitudes de pensée, son confort d’être, et, dans le même temps, questionné, interrogé au plus profond de lui-même, sur ce que l’on est, sur ce qu’on vit et ce qui nous attend un jour, nous attend tous.
Le mythe n’est donc pas, comme l’on pense, une histoire pour les Anciens. Il est, dans nos vies, dans nos jours, partout, toujours autour de nous. Nous le respirons, le voyons, chaque jour que nous vivons, et nous en éprouvons la force perpétuelle, lorsque nous ouvrons (ou nous décidons à ouvrir) nos regards sur le réel. D’où le prosaïsme, parfois, de certaines notations qui montrent que Louise Glück reprend la leçon des poètes objectivistes américains, et en fait son miel, désormais (par exemple, p.95 ou 135). D’où, aussi, le discontinu des poèmes qui viennent nous dire le discontinu de nos vies et de notre présence au monde.
« Pour guérir vraiment », dit Conte, « nous avons besoin d’Aphrodite, certes, de l’amour. Mais avant tout de Perséphone, parce qu’elle connaît la descente, l’obscurité, la stagnation, les nuages de cendres du royaume des morts. Elle y a été, elle en est devenue la reine. Mais ses désirs pulsent vers la vie. Et à nous, malheureux, à nous qui savons bien ce que sont stérilité, silence, douleur, nous servent d’exemple son regard, sa voix, son histoire : celle d’une jeune femme qui, enlevée du gouffre de l’obscurité, est revenue, et qui continue à revenir, à la lumière du Soleil, parmi les fleurs » (2).
Ainsi de ce livre, Averno, où ressuscite Perséphone, et où nos questions – face au jour qui se lève, à la nuit qui tombe, aux saisons qui passent, et reviennent, sans que nous ne puissions nous-mêmes jamais revenir – prennent vie, prennent forme, comme un printemps.
Un champ de fleurs.
Christian Travaux
Louise Glück, Averno, édition bilingue, poèmes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Olivier, coll. « Du Monde entier », Gallimard, 176 pages, 19 euros.
(1) et (2) Giuseppe Conte : Il mito greco e la manutenzione dell’anima, Giunti Editore, 2021, respectivement p. 30 et 198.
Extrait (p.15) :
LES MIGRATIONS NOCTURNES
Voici le moment où l’on voit de nouveau
les baies rouges du sorbier sur la montagne
et dans le ciel sombre
la migration nocturne des oiseaux.
Cela me peine de penser
que les morts ne les verront pas –
ces choses dont on dépend,
elles disparaissent.
Que fera l’âme pour se réconforter alors ?
Je me dis que, peut-être, elle n’aura
plus besoin de ces plaisirs ;
que, peut-être, ne plus être suffit tout simplement,
aussi difficile à imaginer que cela puisse paraître.