Mais ces difficultés elles-mêmes sont comme une œuvre préalable de l’auteur : elles sont l’œuvre de son « idéal ». Cette œuvre intérieure précède, gène, suspend, défie l’œuvre sensible, l’œuvre des actes. (...) Une critique elle-même idéale prononcerait uniquement sur ce mérite, car on ne peut exiger de quelqu’un que d’avoir accompli ce qu’il s’était proposé d’accomplir. On ne peut juger un esprit que selon ses propres lois, et presque sans intervenir en personne, comme par une opération indépendante de celui qui opère, car il ne s’agit que de rapprocher un ouvrage et une intention.
Vous vouliez faire un certain livre ?
– L’avez-vous fait ? Quel fut votre dessein ? – Entendiez-vous rejoindre une haute pensée, ou quelque avantage sensible : une victoire dans l’opinion, un bon succès d’argent ? Peut-être un objet indirect ; peut-être ne visiez-vous que peu de personnes de vous connues, et peut-être même une seule que vous pensiez atteindre par le détour d’un ouvrage public ? ...
Qui vouliez-vous divertir ?
– Qui séduire, qui égaler, qui rendre fou d’envie, quelle tête laisser pensive et quelles nuits hanter ? Dites, seigneur Auteur, est-ce Mammon, fut-ce Démos, César, serait-ce Dieu que vous serviez ? Vénus, peut-être, et peut-être un peu tous.
Mais voyons vos moyens, etc...
Paul Valéry, Choses tues, Gallimard 1932, pp. 39 à 44.