Après plus de vingt ans à écumer des employeurs de toutes sortes, j’ai décidé il y a quelques mois de ranger mes crampons. J’ai la chance de pouvoir le faire en pleine force de l’âge, grâce aux investissements que j’ai réalisés à l’époque, à peine entré dans le monde professionnel. J’ai en effet très vite compris que ce milieu ne me conviendrait pas. Il fallait que je trouve une alternative pour vivre de manière différente. Aujourd’hui, alors que je peux enfin tirer la prise, il est temps d'effectuer un bilan de ces années passées auprès de ces différents employeurs.
Des patrons de toutes sortes
Même si, à peine entré dans la vie active, un certain malaise a pris place au fond de moi, j’ai toujours espéré que la faute revenait à l’employeur du moment. Ainsi, j’ai écrémé passablement d’entreprises et organisations de toutes sortes, dans des secteurs d’activité très différents, des lieux de travail également bien diversifiés, dans plusieurs cantons, même en Suisse alémanique. De même, j'ai testé les petites entreprises familiales, les grosses entreprises nationales et même internationales. J’ai travaillé pour des sociétés anonymes, des coopératives, des entreprises cotées en bourse et des services publics. Par ailleurs, j’ai occupé des postes très diversifiés, d’abord comme stagiaire, puis comme employé et assez rapidement comme cadre, même jusqu’à un niveau assez élevé, avec plusieurs personnes sous mes ordres. Bref, je crois qu’on peut dire que j’ai un peu tout essayé afin de trouver chaussure à mon pied.
Des bons moments... De courte durée
J’ai par moment eu la brève illusion d’y parvenir. En effet, sur cette longue période, j’ai connu quelques rares moments de sérénité. Je n'irai pas jusqu'au point d'affirmer que je partais travailler la fleur au fusil. Je me sentais juste bien, content d’aller voir mes collègues et de passer un moment avec eux. Malheureusement, ces instants ne duraient jamais très longtemps, quelques mois au plus. L’arrivée d’un nouveau chef, d’une nouvelle direction, un déménagement ou un changement d’orientation stratégique suffisaient à casser cette fragile quiétude pour la transformer en une nouvelle période de doutes, d’insatisfactions et parfois même de souffrances.
Les trois principales tares de la condition de salarié
Aujourd’hui, avec le recul, je comprends mieux ce qui a coincé et qui, je pense, pose généralement un problème avec le salariat. Je peux citer : la perte de sens du travail, la multiplicité des chaînes de commandement et l’intrusion du travail dans la sphère privée.
La perte de sens du travail
En seulement quelques semaines à œuvrer comme indépendant auprès de mes clients, j’ai eu le sentiment d’être infiniment plus utile pour autrui qu’en près de 25 ans de salariat. Recevoir une réelle reconnaissance, franche, sincère, sans aucune arrière-pensée, voir dans les yeux de son interlocuteur une vraie source de satisfaction, tout cela donne une immense sensation de fierté et d’accomplissement. Cela n’a rien à voir avec les remerciements formels, calculés et mécaniques que dilapident les managers dans le monde du travail.
Les séances
Parmi les éléments qui m’ont le plus fait perdre goût à mon activité, je montre en premier lieu du doigt les séances de travail. Je n’arrive plus à dénombrer exactement les milliers d’heures ainsi perdues, à déblatérer de manière parfaitement stérile, de sujets sans réelle importance et pour ne presque jamais arriver à prendre de décisions majeures. Celles-ci étaient en effet de toute façon discutées en plus haut lieu. Les séances se déroulent toujours selon un scénario quasi identique, avec une poignée de personnes qui mobilisent la parole. Les autres attendent religieusement que le temps passe, espérant avoir à l’ouvrir le moins souvent possible et surtout pouvoir retourner au plus vite traiter des choses bien plus importantes et urgentes.
Les courriels
Les courriels sont les autres incriminés dans la perte de sens du travail. Comment est-il possible qu’on en soit arrivé là ? Sans vouloir sombrer dans la nostalgie, avant l’arrivée massive du courriel, on traitait les affaires courantes rapidement, par un petit coup de fil ou une visite dans le bureau d’à côté. Aujourd’hui, tout passe par ce média, afin « de garder une trace ». Toute spontanéité est tuée dans l’œuf. On y perd non seulement en fluidité décisionnelle, mais également en contact humain. Sans compter que « par souci d’informer le plus de monde possible » (comprendre par-là se couvrir), on arrose les destinataires en copie.
Les mails se comptent désormais en plusieurs dizaines, voire centaines par jour, certains arrivant au milieu de la nuit ou en week-end. Les boîtes débordent aux retours de vacances, Il faut plusieurs jours de travail juste pour rattraper le courriel en retard, ce qui signifie concrètement rester figé derrière son écran des heures durant à cliquer, lire, effacer et parfois répondre à des courriels de plus en plus longs.
La multiplicité des chaînes de commandement
L’autre point qui m’a particulièrement pesé durant ces nombreuses années, c’est de devoir rendre des comptes à de plus en plus de personnes. Quand il commence à y avoir plus de chefs que d’indiens, il y a clairement un problème. Les injonctions paradoxales se multiplient, le circuit décisionnel devient obscur et plus personne n’est responsable de rien. Le seul qui ramasse sur la tronche, c’est celui qui fait le job ou qui finit par prendre des décisions parce que personne en haut lieu n’est capable de le faire. J’ai vécu ceci évidement dans le service public, mais également dans plusieurs grosses entreprises. L’effet de groupe encourage la paresse sociale, limite la créativité et les initiatives individuelles, ainsi que la prise de décision. De ce point de vue, les petites entreprises familiales sont nettement mieux loties.
L'intrusion du travail dans la sphère privée
Il faut relever enfin la frontière qui est devenue de plus en plus tenue entre le monde du travail et notre sphère privée. On ne s’en est pas vraiment rendu compte, car cela s’est fait sur la durée. Quand je repense toutefois à mon boulot d’il y a plus de vingt ans, je me rappelle toutefois une scission bien marquée entre ces deux univers. Quand on quittait le job, celui-ci ne s’invitait jamais chez nous. La journée avait pris fin. Aujourd’hui, les heures de travail se prolongent, les séances sont fixées tôt le matin ou tard le soir, car les agendas sont déjà bien remplis. Le manque d’effectifs, le lancement de projets non réfléchis tous azimuts, les procédures de travail de plus en plus complexes, les contrôles de plus en plus poussés et l’avalanche de courriels font que les heures supplémentaires deviennent la norme.
Smartphone, laptop et télétravail
L’arrivée du smartphone et du laptop, supposés rendre plus simple l’organisation de notre travail, a surtout permis l’émergence de celui-ci dans notre cocon familial. Grâce à ces outils, et avec l’appui du Covid, le télétravail a définitivement enterré la séparation entre la vie privée et professionnelle. Tout n’est pas noir dans cette évolution bien entendu. Travailler depuis chez soi possède plusieurs avantages, en particulier la limitation des déplacements professionnels. Toutefois, comme le dit l’adage, il n’y a pas d’acquis sans pertes. Ici, clairement, avec le temps, nos employeurs ont clairement élargi leur emprise sur nous.
Sorties d'entreprise
Je note encore la multiplication des apéros et dîners / fêtes d’entreprise. Le Covid a calmé un peu le jeu, mais cette tendance n’est pas près de disparaître. Je ne suis pas contre un bon verre ou un repas entre collègues de travail, bien au contraire. Ce que je reproche en revanche, c'est ce penchant des directions d’entreprise à récupérer la spontanéité de ces sorties. Elles en font une espèce d’amusement pseudo-obligé dans le seul but d’élargir encore un peu l’emprise qu’elles ont sur nous.
Il est temps de passer à autre chose
Perte de sens du travail, multiplicité des chaînes de commandement et intrusion du travail dans la sphère privée... Ce sont effectivement les éléments qui m'ont le plus pesé durant toutes ces années de salariat. Toutefois, au-delà de tout, c'est la passion portée à d'autres domaines, notamment la finance, qui m'a donné l'envie de changer. Plus je m'y aventurais, plus j'y trouvais du plaisir et plus j'avais besoin de temps à y consacrer, ce qui devenait de moins en moins compatible avec une activité lucrative dépendante.
Bref, je dois dire que je suis bien content d'avoir clôturé cet assez long chapitre de mon existence. Il y a eu des bons et même très bons moments. Toutefois, ceux-ci étaient surtout en lien avec ma vie privée ou avec mon chemin vers l’indépendance financière. Cela tombe bien, car désormais je peux m'y consacrer à 100%.
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