Attention, un peintre peut en cacher un autre, beaucoup plus grand pourtant !
Les gens du Nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors chantait naguère le sirupeux mais attachant Enrico Massias. La chose est vraie en peinture notamment. Les peintres scandinaves sont réputés pour aller chercher la lumière et la fixer intensément dans la couleur, créant des tableaux vifs et précis qui s’impriment aisément dans le regard et flattent le goût pour le pittoresque et le spectaculaire.
Ce sont précisément les caractéristiques de l’œuvre d’Albert Edelfelt, qui vécut presque aussi longtemps à Paris que dans sa Finlande natale. C’est dans notre ville prodigieuse qu’il acquit dans l’atelier de Bastien-Lepage et l’amitié de Dagnan-Bouveret ce goût et cette technique du trait net. On aimait alors la peinture d’histoire ou de genre, mêlant parfois naturalisme et retour à un passé fantasmé. Aujourd’hui le Petit Palais lui rend un intéressant hommage.
Pourtant, autant être honnête, Edelfelt a avec un brio technique certain illustré ces genres. Mais il n’a jamais été au-delà, n’a pu s’affranchir d’une sorte de bienséance picturale. Il tâta quelques temps de l’impressionnisme mais les rares toiles qui s’engagèrent sur cette voie sont un peu trop sages et convenues elles-aussi. Nul n’est prophète en son pays semble-t-il. Mais la prophétie n’est pas toujours plus simple à l’étranger.
Pour illustrer cette forme d’autocensure nous entrerons dans un débat qui agita en 1886 la scène artistique parisienne comme on dit ridiculement aujourd’hui.
Le grand homme de sciences de l’époque en France était Louis Pasteur. Immensément célèbre et admiré, plusieurs peintres entreprirent de tirer son portrait.
Edelfelt le fit avec un éclatant succès, le montrant dans son atelier, concentré à observer ses cornues pour terrasser de ses vaccins les plus terribles maladies. Ce tableau fut encensé comme la meilleure effigie de Pasteur précisément parce qu’il le montrait au travail, au naturel, sans componction ni solennité. Edelfelt y gagna la légion d’honneur et put, par la suite, fort de sa notoriété, s’engager dans un combat plus politique, celui de la lutte des Finlandais contre l’impérialisme russe. On croirait à un sujet d’actualité.
Au même moment le vieux maître Léon Bonnat produisit un tableau jugé beaucoup plus, beaucoup trop classique, un peu sombre, avec juste, comme pour le déglacer, la petite-fille du savant à ses côtés, enfant que Pasteur lui-même avait choisie justement pour humaniser ce qu’il pressentait trop solennel. Pasteur se méfiait de sa célébrité dont il discernait le cousinage avec la minéralisation de son personnage voire la vanité. Bref c’était un vrai grand et modeste homme.
Hé bien nous tournerons le dos au jugement de l’époque. Le portrait d’Edelfelt est documentaire. Celui de Bonnat est une magnifique illustration d’un homme parvenu au sommet de l’échelle sociale et intellectuelle de son époque, le regard porté et perdu dans l’horizon des doutes. Et le contrepoint sauvage et rebelle de l’enfant à ses côtés illustre parfaitement les forces et les faiblesses de ces deux âges de la vie, la fougue et la distance que nous devons tous espérer concilier un jour. Ce travail psychologique exceptionnel est magnifiquement porté par un délicat usage des gris, noirs et blancs. Simplement, le tableau aujourd’hui exilé à l’Institut Pasteur mériterait une restauration et une célébration à Orsay.
Il est peu recommandable de finir la critique d’une œuvre par la louange d’une autre. Mais si l’exposition du Petit Palais avait le mérite de nous faire ressentir la nécessité d’une rétrospective Bonnat à Paris ce serait déjà une très bonne chose.