Le sens de la folie

Publié le 26 mars 2022 par Lana

Ces temps-ci, on lit sur Twitter qu’on hospitalise en psychiatrie que les gens qui sont dangereux pour les autres ou pour eux-mêmes, qu’on enferme pas les gens pour s’amuser, que quand on est psychotique on ne sait plus prendre de décision dans son intérêt, qu’on ne peut pas faire autrement, que les patients psy ne veulent pas se soigner, que s’ils ne sont pas reconnaissants c’est parce qu’ils ne sont pas guéris, etc.

Alors, vous savez pourquoi j’ai été hospitalisée (en service fermé, en robe de nuit d’hôpital)? Parce que j’ai dit à mon psychiatre que je sentais que j’avais des yeux derrière la tête. Ok, c’est bizarre. Mais est-ce que j’avais déjà été bien plus mal? Oui. J’étais venue aux urgences ce jour-là parce que quelques jours avant j’allais mieux suite au début de ma prise de neuroleptiques et que ce soir-là, j’allais de nouveau mal. Ce n’était pas le pire que j’avais vécu, loin de là, mais c’était un coup dans l’espoir que j’avais ressenti en allant mieux. J’en avais marre. J’allais encore une fois mal. Et c’était une fois de trop, même si je n’étais pas suicidaire à ce moment-là. Est-ce que ça méritait d’être hospitalisée en secteur fermé? Je ne crois pas. Malgré mes hallucinations, j’étais assez lucide, assez en tout cas pour que ça soit moi qui insiste pour repasser par mon appartement prévenir mes colocataires avant d’aller à l’hôpital (on n’avait pas de téléphone fixe, et pas de portables à l’époque). Mon psychiatre ne voulait pas. Mes amies auraient aussi bien pu s’inquiéter et me croire morte ou disparue si je n’avais pas sorti l’argument du produit à lentilles que je devais aller chercher.

Donc l’argument si tu étais en service fermé en uniforme, c’est que tu étais dangereuse, non. Mon psychiatre s’était évidemment bien gardé de me dire à quoi ressemblait le service, sinon il est évident que j’aurais refusé l’hospitalisation. Parce que oui, je savais ce qui était bon pour moi. Et ce n’était pas ça.

Parfois on fait des choses folles, ou qui semblent folles, mais ce n’est pas pour ça qu’elles n’ont pas de sens.

Quand je courais seule dans les couloirs d’un centre de formation, c’est parce que la Mort me suivait.

Quand je me tailladais les mains ou les poignets, c’est parce que ça soulageait mes crises, ou que c’était ça ou me tuer.

Quand je vivais dans le noir, les volets tirés, c’est parce que le contraste du soleil avec ma douleur intérieure faisait trop mal.

Quand je parlais seule, tenant des dialogues pendant des heures avec des gens absents, c’était pour me préparer à des dialogues réels ou refaire des conversations passées.

C’était des comportements bizarres pour les autres, mais qui avaient du sens pour moi.

Peut-être que j’avais perdu le sens commun, comme on dit, mais pas le sens tout court.

Et avec ce sens qu’il me restait, oui, je savais de quoi j’avais besoin.

Ce n’était pas d’être surshootée aux médocs, n’être rien était pire que d’être folle.

Ce n’était pas d’être enfermée non plus. Je l’ai dit, j’ai été bien plus mal que le jour où j’ai été hospitalisée. Je me suis promenée en pissant le sang, métaphoriquement et littéralement aussi (vu que je passais mon temps à me couper avec ce que je trouvais par terre). J’ai vécu transparente, avec mes pensées volées, sans peau, avec le monde qui tournait trop vite, les immeubles qui s’effondraient autour de moi, les escaliers sous mes pas, avec un monstre qui me guettait dans la chambre, dans la salle de bains, en classe, etc. J’ai passé des soirées entre amis à essayer de trouver le courage d’aller me jeter d’un pont, des heures de cours à pleurer ou à flotter hors de mon corps. J’ai pleuré dans des dizaines d’endroits différents. J’ai vécu hors de moi. Je suis restée dans l’autre monde pendant des mois et des mois. Et pourtant, j’ai fait des études pendant ce temps-là. Je n’étais pas enfermée (sans doute parce que personne ne se souciait de moi). Oui, j’ai pu donner l’illusion de vivre dans le monde réel pendant ces années, au prix d’une lassitude extrême, c’est vrai, mais je ne le regrette pas.

On me disait d’arrêter mes études. Je disais non.

On me disait de prendre des doses de médicaments qui m’abrutissait. J’ai arrêté.

On m’a enfermée. J’ai menti pour partir.

Pas parce que je ne voulais pas qu’on me soigne. Je ne voulais que ça, depuis le début. Je ne rêvais que de ça. Je ne voulais juste pas qu’on me soigne comme ça. Je voulais quelqu’un qui m’écoute, qui me réconforte, qui me donne de l’espoir, qui me comprenne. Ce n’est pas quelque chose qui coûte si cher (puisqu’on évoque toujours le manque de moyens) mais c’est quelque chose de rare.

Je voulais quelqu’un qui s’éloigne assez du sens commun pour ne pas pousser des cris d’orfraie devant la folie, quelqu’un qui comprenne le sens qui est caché dedans. C’est tout.