Si l’on a raison d’insister sur son calvaire dans les camps staliniens et sur la valeur exceptionnelle de ses livres, il semble moins juste d’affirmer qu’il fut celui qui révéla au monde les abominations du système concentrationnaire soviétique. Bien avant Une journée d’Ivan Denissovitch (1962) et l’Archipel du Goulag (1974), des intellectuels – et non des moindres – avaient déjà dénoncé cette réalité. Pensons à Boris Souvarine qui, dès 1935, avait publié en France une première biographie de Staline, Staline, aperçu historique du bolchevisme, laquelle mettait l’accent sur sa personnalité et ses méthodes tyranniques, suivie, en 1937, de Cauchemar en URSS. Ces révélations, troublantes pour une partie de
Pensons encore à Victor Kravchenko qui publia en 1947 J’ai choisi la liberté, ouvrage dans lequel rien n’était caché du caractère criminel du régime. Ce livre fit l’objet d’une vive polémique, suscitée par les attaques d’un PCF alors puissant, à travers les Lettres françaises où régnaient par la terreur intellectuelle que l’on sait Louis Aragon et Elsa Triolet. Le procès qui s’en suivit, en 1949, où de nombreux témoins vinrent raconter l’enfer des répressions staliniennes, permit de dénoncer l’existence des camps. L’affaire fit si grand bruit que, dès lors, personne ne pouvait plus les ignorer. Pourtant, qui s’en soucia ?
Alors, comment expliquer que la prise de conscience du public ne se fit réellement jour qu’après la publication de L’Archipel du Goulag ? Sans aucun doute – et voilà qui est réjouissant – le phénomène consacre le triomphe de la littérature sur toute autre forme d’expression. Ce triomphe était dû à la dimension exceptionnelle et à la densité de l’œuvre romanesque concernée. Par ailleurs, la visibilité mondiale de l’écrivain, grâce au Prix Nobel de littérature qui lui avait été décerné quatre années auparavant, participa forcément à garantir son succès et promouvoir ses idées.
Rarement, sans doute, une œuvre de fiction participa autant à infléchir le cours de l’Histoire d’un continent que L’Archipel du Goulag. A l’Ouest, Soljenitsyne symbolisait aux yeux de tous l’opposition au totalitarisme ; il faisait penser à ces lignes de René Char : « Il y a un homme à présent debout, un homme dans un champ de seigle, un champ pareil à un chœur mitraillé, un homme sauvé. »
Pour autant, une fois l’écrivain exilé aux Etats-Unis, bien des observateurs furent déroutés par ses propos. Là où ils attendaient un intellectuel engagé pour la liberté et la démocratie telles qu’elles étaient conçues depuis le siècle des Lumières, ils découvrirent progressivement un partisan d’une forme de national-étatisme mâtiné d’une religion orthodoxe appréhendée sous un angle archaïque. Cette position fut clairement dévoilée dans le Discours de Harvard du 8 juin 1978. Soljenitsyne y dressait un portrait entièrement négatif des sociétés occidentales, sans nuance aucune, au point de friser la caricature. L’imprégnation religieuse conservatrice du discours, où la morale ressemblait moins à une éthique qu’à la moraline de Nietzsche, explique qu’aujourd’hui encore, il soit cité en exemple par certains mouvements chrétiens parmi les plus intégristes, notamment évangéliques. Ainsi en est-il de ce passage, qui met à mal la notion de libertés :
« D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace
Un esprit occidental empreint de laïcité suivra difficilement l’auteur dans sa condamnation sans réserve de l’humanisme, et sa vision de la spiritualité limitée à la seule religion, comme s’il ne pouvait en exister d’autres formes. De même, un esprit rationnel se demandera si la moindre criminalité, dans la société soviétique, n’aurait pas été simplement expliquée par la surveillance des faits et gestes de chacun par une police omniprésente, relayée par des délateurs plus ou moins bénévoles… Etrange mutation de l’opprimé en censeur. Dans un second extrait, Soljenitsyne s’en prenait aussi à la liberté de la presse :
« La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? […] Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs, peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : ʺtout le monde a le droit de tout savoirʺ. Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information. »
Image négative des libertés publiques, contestation de la liberté de la presse, argumentation construite autour de stéréotypes avec tous les dangers que la démarche représente, on sent Soljenitsyne proche de Goethe lorsqu’il proclamait préférer commettre une injustice que tolérer un désordre. Ses prises de position en faveur de la seconde guerre de Tchétchénie et de la peine de mort pour les terroristes (mais où commence le terrorisme, en l’occurrence ?) ainsi que sa condamnation de la Révolution orange en Ukraine s’inscrivent dans ce courant de pensée.
Le choc ressenti par les Occidentaux fut à la mesure de l’image qu’ils s’étaient créés de l’écrivain. La guerre froide avait favorisé un système binaire de références : le choix devait être fait entre la dictature communiste ou le système libéral. Or, la pensée de Soljenitsyne se situait ailleurs. Il ne raisonnait pas en tant qu’Occidental, mais en tant que Russe. En d’autres termes, il ne concevait l’opposition au communisme stalinien que dans la mesure où celui-ci symbolisait la destruction du spiritualisme russe, un constituant capital de la notion de Russie éternelle. Et s’il contestait avec tant de virulence le libéralisme occidental, c’était sans aucun doute parce qu’il pressentait en lui une autre forme de menace contre ce spiritualisme. S’il prophétisait avec des accents illuminés proches d’un pré-millénariste, c’était à partir de sa vision du destin russe. Un tel éclairage permet une toute autre grille de lecture de son œuvre, sans en diminuer le moins du monde la qualité.
Vladimir Poutine incarne, qu’on le veuille ou non, la continuité de la Russie éternelle et d’un Etat fort (auxquels Soljenitsyne était attaché). Il a su, avec habileté, convaincre une majorité de Russes que la situation de stagnation économique du pays, depuis les années 1990, n’avait pas été due à la corruption des hiérarques et aux dérives mafieuses, mais… aux nations occidentales ! Utilisant un vieux refrain géopolitique soviétique selon lequel « la Russie est encerclée par les occidentaux » (du point de vue économique et militaire) il a recréé une atmosphère de fièvre obsidionale forcément séduisante pour les nationalistes. Pour un dirigeant, rendre ses voisins responsables des malheurs de son pays et les désigner à la vindicte populaire est une stratégie dont l’efficacité a mainte fois fait ses preuves. Comme l’a écrit Romain Gary, « Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres », mais le nationalisme, qui fait davantage appel aux passions qu’à la raison critique, bénéficiait d’un terreau fertile : le sentiment de frustration de tout un peuple, né du démantèlement de l’empire soviétique.
Ce qu’il y a de tragique, dans le destin de Soljenitsyne – une tragédie peut-être plus proche d’Eschyle que de Dostoïevski – c’est qu’ayant surmonté tant d’épreuves, même la maladie, avec un rare courage, au point de sembler avoir vécu plusieurs vies, il a été récupéré par un système dont il s’était rapproché et qui, par panslavisme, tente aujourd’hui de réhabiliter Staline. Ainsi, personne n’a semblé choqué par l’ouverture d’un musée qui lui est entièrement dédié, peu de protestations se sont élevées après la publication de nouveaux manuels d’histoire qui le présentent sous un jour favorable. Pire encore, le mois dernier la Douma a voté une résolution refusant de qualifier de génocide la famine organisée en 1932-33 en Ukraine, dans le cadre de la dékoulakisation, qui fit plusieurs millions de morts… décision approuvée par Alexandre Soljenitsyne, si l’on en croit le quotidien « Izvestia »… Selon plusieurs sondages, 60% des personnes interrogées dans les jeunes générations de la Russie actuelle estiment que le dictateur a fait plus de bien que de mal à son pays et mérite une place au Panthéon de l’Histoire. La jeunesse russe connait le nom de Soljenitsyne, mais ne lit pas ses livres (signe des temps, elle leur préfère, notamment, ceux de Frédéric Beigbeder). Georges Orwell avait raison lorsqu’il écrivait : « celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. » Et l’on se prend à se demander, dans un futur qui réhabiliterait définitivement Staline, la place qui serait réservée à l’Archipel du Goulag.
Illustrations : Alexandre Soljenitsyne - Boris Souvarine - Travaux forcés au Goulag - Armoiries de la Russie