(Note de lecture) Maud Thiria, Trouée, par Gilles Jallet

Par Florence Trocmé


Après l’écriture de Blockhaus paru aux éditions Æncrages & Co en 2020, qui fut distingué par la critique et récompensé par le prix international de poésie francophone Yvan Goll 2021, Maud Thiria vient de publier Trouée, un livre de poésie très différent du précédent, aux éditions LansKine.
Très différent, si l’on entend d’abord par-là ce qu’il y aurait d’identique et de commun entre les deux : une écriture de l’intime. Mais, comme il ne peut y avoir de différence (ou de sortie) qu’à partir du Même (ou de ce qui est totalement clos), on voit bien ici ce que « trouée » veut dire, comme principe de mouvement.
Dans sa préface à Blockhaus, Jean-Michel Maulpoix exprimait merveilleusement « le fantôme d’un danger imminent, l’ombre sourde d’une menace, comme si un ennemi se cachait, tout proche, non pas extérieur, mais intérieur au blockhaus... »
Une brève note en quatrième page de couverture indique que Trouée est un « texte intime relatant l’expérience de la maltraitance du corps féminin... » Or, Trouée ne constitue pas un témoignage au sens littéral du terme, et ne mentionne aucune date, aucun lieu, aucun nom. Au plus simple, ce livre relève de « l’expérience au visage de toutes ».
On devine seulement, émiettée à travers les pages du livre, une tentative de strangulation. Toutefois, on aurait tort de s’arrêter à cette première partie de la note, car ce qui suit dans la seconde partie est doublement important : de quoi s’agit-il exactement ?
D’une part, d’une « trouée » pour dépasser l’intimité et trouver une sortie hors de soi « dans un temps infini et indéfini » écrit Maud Thiria, autrement dit pour sortir de la finitude du temps ; d’autre part, la trouée est « une image d’envol pour respirer dans une dernière vision quand le cou étranglé ne sent qu’un filet d’air. »
Si Blockhaus, à bien des égards, pouvait ressembler à un livre clos sur lui-même et sur l’enfance, même si l’ennemi menaçant se cachait à l’intérieur, à l’inverse Trouée est un livre qui ouvre, un cercle qui se déroule le long d’une ligne droite, elle-même divisée en quatre « coupes » avec des titres singuliers : « en miettes », « vers quel mot tendre », « juste trou », « sans visage ».
Trouée est une sortie « de son moi pour (ou vers) un tu », justement pour ne pas être tuée, un « tu » qui n’est pas un toi, au sens de l’altérité, mais le « tu » d’un moi que l’on a tenté de tuer, parce qu’il avait un visage, le visage que l’ennemi lui avait donné précisément dans l’intention de (le) tuer.
L’ennemi, même s’il n’est jamais clairement identifié, s’attaque à la destruction du visage, non seulement au visage en ce qu’il est une tête, aux traits mêmes du visage (comme paysage), mais encore à toutes les autres parties du corps qui font visage.
« Visage-bunker », écrit significativement Gilles Deleuze, ajoutant : « ... il y a même quelque chose d’absolument inhumain dans le visage. » in Mille plateaux, chapitre 7. « Année zéro – Visagéité », page 209.
La remise en cause du visage « mur blanc - trou noir » par Gilles Deleuze, au-delà d’un premier degré de lecture du livre de Maud Thiria révèle à l’intérieur de Trouée à la fois une expérience poétique intérieure et une tentative de sortie de la « Visagéité ».
« Comment sortir du trou noir ? comment percer le mur ? comment défaire le visage ? » demande Gilles Deleuze (idem, page 228). J’invite à relire ce texte d’une génialité inégalable, mais j’invite surtout ici à lire les réponses qu’y apporte Maud Thiria.
Car le corps maltraité, battu, violenté, coupé/découpé, meurtri, le corps qui tombe en miettes, à la limite de l’asphyxie, sous les coups de poing et les mains qui étranglent la trachée, est dans l’écriture même du poème de Maud Thiria, une « Dévisagéification » du corps.
Et l’écriture devient elle-même « Dévisagéification » du poème, du mur blanc et des trous noirs des mots, de la syntaxe et de la grammaire, de l’image transposée métaphoriquement dans l’absence de tout paysage, pour se transfigurer dans une trouée sans visage qui « coule au noir ».
Trouée n’est pas seulement un livre-poème magnifique, mais comporte une critique violente de l’intime, du visage et de la finitude, dans lesquels l’ennemi est tapi, prêt à tuer, à frapper, à étrangler. Il faut admirer ce livre, dans lequel Maud Thiria ouvre, avec un courage qui n’est pas seulement fait de mots, la porte de sortie de l’enfer.
Gilles Jallet
Maud Thiria, Trouée, Lanskine, 2022, 80 p., 14€

(page 8)
ici coule au vide
tu corps replié dessus
dépeuplé
chair
mutilée
autrefois saisie
embrassée mais ici
plus de bouche
ni de visage
fermoir

(page 9)

tu émiettée
tu corps coupé
par le cou qu’on te serre
corps meurtri
à coups de mots
de poings
de mots

(page 25)

ici coule au noir
et tu n’es plus que
corps qui
tombe
sans bouche pour
crier
ni
appeler
ni seulement dire
malgré

(page 29)

vers
quel mot tendre
toi la sans tendresse
tu n’es plus que
bouche ouverte
aux mots tombant
comme des mouches
mort-nés
sans nom encore

(page 41)

dessous le sol
respire
à moins que ce ne soit toi
dessus
pas
encore
morte
(page 59)
dessous
le sol respire
à moins que ce ne soit toi
en nage
sauvée du noir
par cette image de mère
palpitant dans
ton trou nombril
le cordon enroulé
en tas mort
devant toi
juste là
vivante