A la fin de ce beau récit " Minuit dans la vie des songes ", qui vient de sortir chez Gallimard, René Frégni écrit qu'il " essaie de retrouver, avant de s'endormir, toutes ces femmes et ces hommes qu'il a croisés, ces fantômes agités ou silencieux qui ont glissé devant ses yeux comme des barques dans la nuit. "
Au pied des remparts de St Malo, à bord d'une " barque " du Salon " Etonnants voyageurs ", il y a environ vingt ans, j'ai rencontré René pour la première fois. J'avais amené une petite bande de lycéens qui s'étaient, pour l'occasion, grimés en personnages de polars : femmes fatales, truands, mafieux, prisonniers en cavale, prostituées à grandes bottes... Je vous laisse imaginer l'effet sur notre écrivain de roman noir... Nous avons ensemble pris un café, parlé de la vie, des pays du monde, de nos livres, de nos mères, de nos enfants, et aussi de sa fille Marilou qui avait alors sept ans. C'est à Marilou qu'est dédié cet ouvrage et c'est une formidable occasion de reprendre avec lui la conversation tout au long de ces " chemins noirs " que j'avais à l'époque découverts à travers l'œuvre du même nom.
Verdun, Marseille, Corse, Manosque, Italie, Grèce, Turquie. René est toujours un vagabond, mais un vagabond des mots et des livres, silhouette captive, penchée jour et nuit sur un roman : " Colline ", " le Hussard sur le toit ", " Cent ans de solitude ", " l'Etranger ", " Voyage au bout de la nuit ", " Crimes et châtiment " ...
Nous avions nos routes et nos lignes, nos vaisseaux et nos ancres. Peut-être l'avais-je côtoyé avant, sur un banc, dans quelque fossé ou quelque bar en Corse, en Italie ou en Grèce ou peut-être à Marseille. Comme lui, j'avais croisé moi aussi l'un de ces êtres sortis tout droit de Beckett ou de Céline, et si proches des malheureux patients de l'hôpital psychiatrique dans lequel René, après des années de fuite, a pu enfin retrouver sa liberté, son identité et sa capacité à échanger.
Car ce qui m'a tout de suite séduit chez lui, c'est cette insatiable volonté de partager l'aventure littéraire, de montrer à tous les lecteurs, quels qu'ils soient, loups solitaires, prisonniers ou patients hagards, qu'on peut toujours, face à un livre, desserrer la ceinture des mots et sentir dans le fond de son ventre le trouble de la vie, le vent qui descend des collines, chargé de " l'odeur des pierres calcinées, celle du thym, très forte ", le frisson d'une robe légère dénouée sous le ciel bleu, le parfum d'une peau de femme...
Au bout de sept ans, René le fugitif est rentré à Manosque. Loin des épouvantes de la caserne et du cachot de Verdun, il retrouve son équilibre : la chaleur, les couleurs, les odeurs des tuiles, les rumeurs des saisons et la figure douce de sa mère, miraculeusement ressuscitée depuis " Elle danse dans le noir ", cette mère qui lui lisait " les Misérables " et qui s'émouvait devant ce " fils Jean Valjean ".
Son stylo caresse le petit cahier rouge ouvert sur la table de bureau de l'hôpital psychiatrique où l'infirmier Frégni en train de devenir écrivain, raconte les épisodes hallucinants vécus pendant les nuits de garde. Ses collègues infirmières n'ont jamais cessé de croire en lui, " le maraudeur des collines " et d'applaudir, longtemps avant les éditeurs parisiens, un romancier marginal qui trace son chemin noir.