Leslie Kaplan (1) écrit « depuis maintenant » une fable politique qui s’attache à retrouver des marges de possible au sein du réel. Elle capte l’air du temps dans une langue vive et rapide, qui coupe court aux discours et aux déclarations suffisantes. Cette langue coupée et coupante donne lieu à un texte lui-même découpé qui peut rappeler le théâtre. La prose est pressée, et n’a plus toujours le temps d’aller au bout de chaque ligne. Elle liste, elle énumère, elle file-défile, déployant une énergie qui contre toutes les bouffissures. La narratrice et son petit-fils Hélio rencontrent un jeune homme lors d’un voyage en train qui les ramène à Paris. Ce dernier dit s’appeler Simon, tout en précisant que ce n’est pas son vrai nom. La narratrice revoit le jeune homme quelques jours plus tard, il lui annonce vouloir lui parler d’une « idée » qui ne sera jamais finalement pas exprimée. Simon explique qu’on lui a supprimé ses séances de psychothérapie ; il est étudiant en lettres et travaille « par-ci par-là » pour ne pas dépendre de sa famille.
Ce trio initial disparaît très vite du récit. Par la suite, ce sont les apparitions plus ou moins fantasques d’un prince président grimé et chapeauté dans un collège de banlieue, une université, un cirque puis les Invalides qui sont relatées. Derrière ce clown et ses déclarations aussi vaines que ridicules, la narratrice croit reconnaître Simon. L’Élysée condamne ces gesticulations et pointe cet énergumène indécent comme le fou à abattre. Toutefois la société civile, à son tour, va se saisir de la parole : starlette, ouvrier, caissière, enseignants, infirmier racontent, exposent, dénoncent, essaient d’inventer, à leur tour, et contre ce stade grotesque du capitalisme, un autre monde possible. Au bout de cette chaîne d’interventions, alors que s’affirment, également, des mouvements de plus en plus réactionnaires, ce sont les enfants qui, cette fois, se saisissent des mots. Et, plutôt que d’écrire dans leurs cahiers, ils s’expriment sur les murs de la ville.
Si les enfants, après les chameaux et les lions, comme le raconte Zarathoustra, se mettent à jouer avec les mots, alors les fous, peut-être, seront entendus — tandis que les princes seront fragilisés. Parmi ces enfants, on retrouve d’ailleurs Hélio, dont le prénom signifie soleil. Lui a sans doute compris qu’on est toujours le fou de quelqu’un d’autre, et que tout aliéné éclaire une partie de l’ombre qui nous constitue. Ce qui est très inquiétant, pour les enfants et les personnes âgées notamment, particulièrement malmenés par cette démocratie de plus en plus autoritaire, c’est que la figure du président puisse se confondre avec la silhouette d’un fantoche débitant des slogans qui masquent le réel plutôt que de le redécouvrir.
Cette fable politique ne se conclut pas sur une morale. Elle s’achève, cependant, sur une amitié naissante : la narratrice, Simon et Hélio regardent désormais ensemble le monde et la société et s’accordent sur le constat qu’on vit « un drôle de moment ». Drôle, est-ce à dire risible, tragique, absurde ? Ce qui est certain, c’est qu’une société qui se fout de ses fous est une société malade.
Anne Malaprade
Leslie Kaplan, Un fou, P.O.L, 2022, 96 p., 10€
[1]. Clin d’œil : ce matin, sur France Culture, un journaliste évoque la parution du livre de Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ?