(Note de lecture) Philippe Jaffeux, Livres, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé


Ce nouvel opus retrouve les préoccupations philosophiques et littéraires essentielles de l’auteur de Courants, d’Alphabet et de Pages, selon une neuve disposition de sa matière de phrases, centrée sur ce qu’on pourrait appeler une poétique de l’écriture-lecture en parties doubles, ainsi présentée en 4e de couverture : « Livres tente d’évoquer la présentation de deux livres en un seul ».
Trous de mémoire
Lorsqu’on a mémorisé un poème, il est presque inévitable, après un certain temps de latence, qu’au moment où l’on en a besoin mentalement, un mot, un hémistiche, un vers, une ou deux strophes se dérobent. Le jeu est de les reconstituer mentalement à l’aide de la métrique et des rimes, de sorte qu’avec un peu de patience, on a le sentiment d’avoir tout récupéré ; sauf qu’on n’est pas bien sûr de tel mot, ou que telle rime semble tout de même bien faible. Si l’on s’avise, en désespoir de cause, de recourir à l’imprimé, on se rend compte qu’on s’était trompé : on avait trouvé un synonyme, ou une rime approximatifs selon la métrique et le sens général, mais ce qu’avait trouvé le poète était exactement ce qu’il fallait – le contraire en général du cliché qu’on avait imaginé : ce que nous reconnaissons immédiatement comme une évidence car nous n’avions en réalité rien oublié du poème : notre hésitation à reconnaître ce qui comblait la lacune attestait que profondément notre mémoire inconsciente savait à quoi s’en tenir.
Dans ce genre d’expérience, notre mémoire immédiatement disponible des poèmes supposés sus par cœur est comparable à un « texte à trous ». On se retrouve dans une position proche de celle de l’enfant des écoles ou de l’apprenant en Français langue étrangère ; simplement, au lieu que le mot ou la séquence censés boucher le trou dans la phrase sont dans ce cas disponibles sous forme de liste explicite, ils ne le sont pas tant qu’on ne consulte pas l’imprimé dans le cas du poème. Ainsi, devoir retrouver intégralement un poème appris s’avère en général devoir confronter mentalement deux textes : celui que nous reconstituons en nous le récitant, et celui qui se trouve inscrit en mémoire profonde, dont nous savons qu’il ne nous laissera pas tranquille tant que nous ne l’aurons pas intégralement exhumé – tant qu’il n’aura pas consenti à l’être.
Pages trouées
L’expérience de lecture à laquelle nous invite le dernier livre de Philippe Jaffeux nous confronte délibérément à quelque chose de cet ordre. Le dispositif est le suivant : une page de prose à gauche, où se succèdent sur 26 lignes les phrases aux allures de maximes ou d’énoncés paradoxaux caractéristique de la manière de l’auteur, mais avec cette singularité que cette fois, il s’agit d’un texte à trous de dimensions variées ; sur la page de droite figurent les segments élidés à gauche, à la place où ils devraient s’y trouver si cette page en livrait le double complet, ce qui donne un ciel de blancheur constellé de signes. L’ensemble se lit en continu, un trou ou une articulation grammaticale faible ou forte marquant parfois la fin d’une page de gauche qui se poursuit en haut de la suivante.
On sait que la lecture courante procède par flashes oculaires liés à la mobilité de l’œil. En ce qui concerne les documents purement référentiels, le « bon » lecteur ne lit pas tout le texte, il procède inconsciemment à quelques flashes sur les éléments saillants de la page susceptibles de lui délivrer l’information recherchée, par hypothèses et inférences visant à l’efficacité. Il est à supposer que dans le domaine des textes stylistiquement élaborés, cette approche ne peut fonctionner : plus le texte est poétiquement organisé, plus il rompt avec les codes admis, y compris en littérature, plus il exigera d’attention et donc de lenteur. D’autant que le lecteur de poésie contemporaine sait que la simple lecture linéaire ne peut par elle-même rien livrer d’autre qu’une vague « couche suffisante d’intelligibilité » qui n’importe guère. Le dispositif proposé par Jaffeux oblige ainsi l’œil de son lecteur à se déplacer à chaque ligne de la page de gauche vers la page de droite, et retour, afin d’obtenir la forme-sens que la première lui dérobait par lacune. C’est très vite déboussolant, d’autant que n’aide nulle ponctuation, la limite de chaque phrase étant seulement indiquées par la majuscule initiale à gauche, tandis qu’à droite l’esprit est troublé par le surlignement en gras de certains déterminants, lequel semble aléatoirement disséminé (on verra qu’il n’en est rien), ainsi que par la disposition constellée qu’on a dite.
Ces contraintes formelles induisent une quasi impossibilité de s’occuper du sens de ce qu’on lit dans ces conditions, bien que de nombreux indices plus ou moins consciemment prélevés au passage signalent le caractère sans doute totalement autoréférentiel du propos, les pages de gauche semblant essentiellement occupées à décrire, non sans humour, l’aspect phénoménal de l’ensemble, les enjeux poético-sémantiques, les problèmes posés au lecteur, le travail de l’auteur avec sa machine et ses octets, ses spéculations métaphysiques ou cabalistiques, etc. – La dernière ligne de la dernière double page quantifie enfin ironiquement le travail conduit « sur une double page emportée par 2600 mouvements oculaires ». Un explicit qui aurait ravi le Queneau de Cent mille milliards de poèmes !
Lire dans tous les sens
La tentation du lecteur déboussolé auquel ce genre de texte demande de redevenir le déchiffreur mal assuré qu’il fut enfant, est souvent, on l’avoue volontiers, de remplir les trous à sa façon pour se détendre, sans s’inquiéter outre mesure des solutions inscrites à droite. C’est ce que font tous les lecteurs de textes publiés sous la censure, comme naguère en France ou ailleurs et aujourd’hui en Russie : le titre blanc, le paragraphe vide, la page vierge, etc., servent d’avertissement d’avoir à inventer/réinventer ce qui a été caviardé. On y gagne là-bas d’exercer sa lucidité aux dépens des censeurs, et pour ici, de prendre une sorte de plaisir oulipien, sinon surréaliste à doubler l’auteur sur son terrain. Après tout, est-ce bien le mot ou le segment qui manque à gauche que Ph. Jaffeux a restitué à droite ? est-ce qu’il le sait lui-même d’ailleurs ? N’écrit-il pas, p. 27 (à gauche) : « L’élan d’une page en chantier   sur un tissu de trous inutiles aux lettres » ou bien, p. 48 : « L’efficacité incertaine questionne des lignes saisies par des lettres perdues » ?, comme si la clef de tout le jeu était le jeu de la lettre en ce que Jaffeux nomme son hasart, plutôt que celui de la phrase ou du mot, voire de la page, conformément à une obsession scripturale dont attestent les écrits antérieurs, relative à ce qu’il nomme ici, p. 50, « une exploration spatiale de l’alphabet » en ses 26 lettres.
Mais ce serait encore trop simple ; car à force de naviguer d’une page à l’autre, l’on s’avise de ce que la page de droite est elle aussi composée de phrases en style-Jaffeux de la meilleure eau, lesquelles sont faites de ce qui a été retiré de celle de gauche. Il suffisait de quitter le mode horizontal pour lire la page en mode vertical/diagonal, comme dans le Coup de dé mallarméen, certains livres de Reverdy ou bien de Du Bouchet. Les pages de droite offrent donc une série de phrases originales dont la première lettre du sujet est en caractère gras (rien d’aléatoire donc comme on l’avait d’abord cru), composées des lacunes du texte de gauche syntaxiquement et spatialement ordonnées sur fond de blancheur. – À moins que ce ne soit le contraire, la page gauche développant une amplification linéaire de la constellation jumelle : « Des oublis visibles mémorisent la composition d’   qui se souvient d’une image lisible » (p. 39).
Haute voltige
Cette visibilité lacunaire des oublis, outre qu’elle fait signe, peut-être, vers l’épisode de la drachme perdue dans les Confessions de saint Augustin (a), nous ramène à la problématique de la mémoire poétique. Dans la préface aux Yeux d’Elsa (1942), Aragon rapporte qu’ayant mémorisé fort jeune ces vers de Rimbaud : « Mais des chansons spirituelles/Voltigent partout les groseilles », il n’a jamais pu se contenter d’une leçon plus correcte découverte par après : « Voltigent parmi les groseilles » (b) : « pour moi, tant que je vivrai, je lirai Voltigent partout... avec cet étrange transitif du verbe voltiger, qu’on peut me dire être une faute, et que je persiste à considérer comme une beauté... Ce sont là les déformations de la langue, comme il y a celles que les peintres ont introduites de Greco à Ingres, et qui ont fait la richesse de la peinture moderne.... Je disais donc ... qu’il n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage, et à chaque pas réinvention du langage. Ce qui implique de briser les cadres fixes du langage, les règles de la grammaire, les lois du discours. »
Ajoutons-y celles des rythmes, des cadres et des formes de la lecture compte-tenu des hasarts orthographiques de la combinatoire alphabétique, et nous aurons la haute voltige littéraire de Philippe Jaffeux.
Jean-Nicolas Clamanges

(a) au livre X, 18, Augustin pose la question de la mémoire latente dans l’oubli : « Cette femme de l’Évangile qui avait perdu sa drachme alluma une lampe pour la chercher ; et elle ne l’aurait pas trouvée si elle ne s’en fût pas souvenue : car comment après l’avoir retrouvée eût-elle su que ce l’était si elle en eût perdu la mémoire ? » Trad. A. d’Andilly, folio-Gallimard, 1993, p. 359.
(b) L’édition des Œuvres complètes en Pléiade par André Guyaux (2009) offre aujourd’hui les deux versions, chacune issue d’un manuscrit autographe de Rimbaud, l’un titré « Bannières de mai » et daté de mai 1872, avec la leçon Voltigent parmi... ; l’autre non daté, avec la leçon Voltigent partout, sous le titre « Patience d’un été ».
Philippe Jaffeux, Livres, Éditions Paraules, Ille sur Tet, 2022, 50 doubles pages. 15 €
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