«[…] Il faut d’abord situer les choses, que je vous raconte un petit peu comment c’est superbe Leningrad… C’est pas eux qui l’ont construit les "guépouistes" à Staline… Ils peuvent même pas l’entretenir… C’est au-dessus des forces communistes… Toutes les rues sont effondrées, toutes les façades tombent en miettes… C’est malheureux… Dans son genre, c’est la plus belle ville du monde… dans le genre Vienne… Stockholm… Amsterdam… entendez-moi. Comment justement exprimer toute la beauté de l’endroit… Imaginez un petit peu… les Champs-Elysées… mais alors, quatre fois plus larges, inondés d’eau pâle… la Neva… Elle s’étend encore… toujours là-bas… vers le large livide… le ciel… la mer… encore plus loin… l’estuaire tout au bout.. à l’infini… la mer qui monte vers nous… vers la ville… Elle tient toute la ville dans sa main la mer!… diaphane, fantastique, tendue… à bout de bras… tout le long des rives… toute la ville, un bras de force… des palais… encore d’autres palais… Rectangles durs… à coupoles… marbres… énormes bijoux durs… au bord de l’eau blême… A gauche, un petit canal tout noir… qui se jette là… contre le colosse de l’Amirauté, doré sur toutes les tranches… chargé d’une Renommée, miroitante, tout en or… Quelle trompette! en plein mur… Que voici de majesté!… Quel fantasque géant? Quel théâtre pour cyclopes?… cent décors échelonnés, tous plus grandioses… vers la mer… Mais il se glisse, piaule, pirouette une brise traître… une brise de coulisse, grise, sournoise, si triste le long du quai… une brise d’hiver en plein été… L’eau frise au rebord, se trouble, frissonne contre les pierres… En retrait, défendant le parc, la longue haute grille délicate… l’infinie dentelle forgée… l’enclos des hauts arbres… les marronniers altiers… formidables monstres bouffis de ramures… nuages de rêves repris à terre… s’effeuillant en rouille déjà… Secondes tristes… trop légères au vent… que les bouffées malmènent… fripent… jonchent au courant… Plus loin, d’autres passerelles frêles, "à soupirs", entre les crevasses de l’énorme Palais Catherine… puis implacable au ras de l’eau… d’une seule portée terrible… le garrot de la Neva… son bracelet de fonte énorme. Ce pont tendu sur le bras pâle, entre ses deux charnières maudites: le palais d’Alexandre le fou, rose lépreux catafalque, tout perclus de baroque… et la prison Pierre et Paul, citadelle accroupie, écrasée sur ses murailles, clouée sur son île par l’atroce Basilique, nécropole des Tzars, massacrés tous. Cocarde tout en pierres de prison, figée, transpercée par le terrible poignard d’or, tout aigu, l’église, la flèche d’une paroisse d’assassinés.
Le ciel du grand Nord, encore plus glauque, plus diaphane que l’immense fleuve, pas beaucoup… une teinte de plus, hagarde… Encore d’autres clochers… vingt longues perles d’or… pleurent du ciel… Et puis celui de la Marine, féroce, mastoc, fonce en plein firmament… à la perte de l’Avenue d’Octobre… Kazan la cathédrale jette son ombre sur vingt rues… tout un quartier, toutes ailes déployées sur une nuée de colonnades… A l’opposé cette mosquée… monstre en torture… le "Saint Sang"… torsades… torsions… giroles… cabochons… en pustules… toutes couleurs… mille et mille. Crapaud fantastique crevé sur son canal, immobile, en bas, tout noir, mijote…
Encore vingt avenues… d’autres percées, perspectives, vers toujours plus d’espaces… plus aériennes… La ville emportée s’étend vers les nuages… ne tient plus à la terre… Elle s’élance de partout… Avenues fabuleuses… faites pour enlever vingt charges de front… cent escadrons… Newsky!… Graves personnes!… de prodigieuses foulées… qui ne voyaient qu’immensités… Pierre… Empereur des steppes et de la mer!… Ville à la mesure du ciel!… Ciel de glace infini miroir… Maisons à leur perte… Vieilles, géantes, ridées, perclues, croulantes. d’un géant passé… farci de rats… Et puis cette horde à ramper, discontinue, le long des rues… poissante aux trottoirs… rampe encore… glue le long des vitrines… faces de glaviots… l’énorme, visqueux, marmotteux, grouillement des misérables… au rebord des ordures… Un cauchemar traqué qui s’éparpille comme il peut… De toutes les crevasses il en suinte… l’énorme langue d’Asie lampante au long des égouts… englue tous les ruisseaux, les porches, les coopératives. C’est l’effrayante lavette éperdue de Tatiana Famine… Miss Russie… Géante… grande comme toutes les steppes, grande comme le sixième du monde… et qui l’agonise… C’est pas une erreur… Je voudrais vous faire comprendre, de plus près, ces choses encore… avec des mots moins fantastiques…
Imaginez un petit peu… quelque "Quartier" d’ampleur immense… bien dégueulasse… et tout bondé de réservistes… un formidable contingent… toute une armée de truands en abominable état… encore nippés en civil… en loques… tout accablés, guenilleux… efflanqués… qu’auraient passé dix ans dans le dur… sous les banquettes à bouffer du détritus… avant de parvenir… qu’arriveraient à la fin de leur vie… tout éberlués… d’un autre monde… qu’attendraient qu’on les équipe… en bricolant des petites corvées… de ci… de là… Une immense déroute en suspens… Une catastrophe qui végète. […]»
Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, 1937.
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