Lumières. À l’heure des replis identitaires, de débats pestilentiels qui raniment le pétainisme jusque dans l’espace public et médiatique, sans parler, en ce moment même, du tri des réfugiés à nos frontières, une solidarité à géométrie variable (les Ukrainiens, oui, les autres…), Erik Orsenna nous invite à revisiter la grande histoire de notre langage commun: le français. Par la voie du conte, entamée avec le phénoménal succès de sa Grammaire est une chanson douce (Stock, 2001), l’académicien récidive brillamment en publiant les Mots immigrés (Stock), une œuvre d’utilité collective qui permet de plonger dans nos empreintes racinaires, tout en déconstruisant beaucoup d’idées reçues. Pour une telle ambition, Erik Orsenna admet qu’une partie du savoir lui manquait. Ainsi s’est-il adjoint les compétences d’un de nos plus grands linguistes, son ami de longue date Bernard Cerquiglini, qui lui a apporté ses lumières aussi judicieuses que malicieuses. Les deux hommes le clament d’ailleurs tranquillement, preuve à l’appui: «Les mots français sont immigrés!»
Grève. Ce livre, aux allures de conte philosophique (donc politique) à mettre devant tous les yeux d’adultes et d’adolescents, débute d’une bien singulière manière. Sous la forme d’une révolte, en direct à la télévision, un message s’affiche: «Puisque vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons, en signe de solidarité, décidé aujourd’hui de commencer une grève illimitée.» Voilà l’histoire que nous narre le duo Orsenna-Cerquiglini, tandis que chacun, confronté à cette grève incroyable, ouvrait désormais «la bouche pour, au sens strict, ne rien pouvoir dire!», sachant qu’un autre message informait: «Ne vous inquiétez pas! Il vous reste les mots de pure origine gauloise, par exemple boue, glaise, cervoise, tonneau, chemin, ruche, sapin…» Les arrêts de travail, nous connaissons. Mais les mots? Comment vivre sans eux, sans eux tous, quelle que soit leur origine? Par la contrainte et la démonstration de l’absurde, chemin faisant, les auteurs raconte l’essentiel de ce que nous ne savions pas. Au fil du récit, deux millénaires en arrière, nous croisons d’autres termes gaulois (glaive, chêne), romains et francs, mais aussi italiens (aquarelle, piano, spaghetti, moustache), sans oublier des mots arabes (sofa, échecs, guitare, alcool, chimie), anglais (club, vote, rail) et puis, bien sûr, des régionalismes. Autant le dire: un portrait de la France se dévoile magistralement. Celui d’une France linguistique et éminemment politique, héritière d’un métissage permanent et d’apports mutuels sans lesquels nous ne serions pas qui nous sommes…
Engagé. Erik Orsenna le déclare tranquillement au bloc-noteur: «Sans ces mots venus d’ailleurs, nous serions incapables de nous exprimer! Les mots étrangers sont de grands enrichissements, l’un de nos biens les plus précieux.» Et d’où proviennent ces enrichissements? «Des vagues d’immigration successives, répond-il. La langue française doit beaucoup plus aux mots arabes qu’aux mots gaulois: il y a 60 mots d’origine gauloise dans la langue française contre plusieurs centaines arabes. Nous pouvons dès lors parler de biodiversité de la langue.» Orsenna nous met toutefois en garde contre le «globish», qui englobe des anglicismes simplifiés souvent utilisés dans les jargons professionnels nés de la globalisation économique. Selon lui, le globish constituerait une menace pour l’évolution de notre langue, qui compte environ 60.000 mots, contre 1500 en anglais utilisés «pour faire du fric». Et il précise: «C’est comme être nourri par pilule alors qu’on a toutes les spécialités culinaires à disposition. Si un mot existe en français et qu’on le remplace par un autre du globish, les gens vont moins comprendre. Nous perdons en clarté.» Moralité: le langage n’est pas neutre, mais engagé.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 mars 2022.]