(Note de lecture) Linda Lê, De personne je ne fus le contemporain, par René Noël

Par Florence Trocmé


Positions du narrateur

Linda Lê peint deux sorties d'Égypte de notre temps. Ossip Mandelstam et Nguyen Tat Thang, connu sous le nom d'Hô Chi Minh (Source de lumière) ont des projets, des vues du monde n'exigeant rien d'autre que d'heures et d'espace nécessaires pour les noter et les dire sur l'agora. Le narrateur observe ces passages de témoin de l'état d'hommes assujettis à celui de citoyens, les voix intimes et publiques se mêlent, inspirées par les logiques du rêve quand l'histoire sédimentée cède le pas aux analogies faites d'actions métissées à cheval sur des périodes éloignées dans le temps, proches selon les lois de l'espace-temps.
Un ton, une précision du narrateur dont le timbre sonne proche de celui de L'esthétique de la résistance de Peter Weiss. La rencontre de 1923 du poète né en 1891 à Varsovie et de l'activiste révolutionnaire, né à Hoàng Tru en 1890, auteur de Carnet de prison, poèmes militants, écrite au plus près des vies concrètes des deux orfèvres de la langue et de la révolution, une fois senti le vent des possibles les porter, bientôt débordés, emportés par les effets de souffle rétrogrades des mouvements d'émancipation des sociétés russe et indochinoise, de la même façon que les adolescents du livre de Peter Weiss découvrent avec passion le grand autel de Pergame exposé à Berlin, Héraclès logé en eux, puis voient le monde les disperser.
Ossip Mandelstam et Walter Benjamin savent combien le rythme tenu et le lieu d'où parle un narrateur sont cruciaux. La forme, l'angle, le visage de l'entente et de l'écoute, Du bruit du temps de Mandelstam, et des volontés d'Hô Chi Minh dressé contre l'oppression d'un peuple à venir, poète de la vie concrète, conditionnent les diffusions des paroles libres, tous échos que nombre d'humains intériorisent et traduisent d'après leurs expériences. Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui marquent l'emplacement d'anciens récits écrit Walter Benjamin. Linda Lê en lieu et place des dictons intègre, dans le corps du texte, les citations proverbiales du poète et du voyageur inlassable dont les arts de vivre sont immergés dans le fleuve Temps. Mandelstam s'en tient de fait aux principes généraux des libertés publiques initiées par le Tsar, décrétant en 1861 la fin du servage, et à la Révolution de 1905, Hô Chi Minh, décédé en 1969, devenu mythe vivant de l'indépendance obtenue en 1975, lutte, loin d'imaginer devoir protester contre le culte de la personnalité une fois celle-ci obtenue, si loin de toutes perspectives d'indépendance de l'Indochine quand le poète, cerné par la censure, répond probablement à une commande lorsqu'il rencontre l'Annamite ostracisé dans son propre pays.
Olga Tokarczuk dans les Les livres de Jacob fait naître la voix d'un grand témoin, narratrice, suspendue entre la vie et la mort. La dote d'une vision élargie, cette mémoire antérieure dont la position au-dessus du corps médium abolit le temps successif, transforme autant ses rapports à elle-même que les convictions et les motivations mêmes de ceux qui agissent à travers ses flux de conscience, la voix portante des générations d'hier éclairant les paroles, les gestes, les actions de proches veillant cette aïeule logée dans l'infini, au carrefour de différents mondes. Si bien que de cette position se mêlent les énergies des vivants, des défunts, des lointains ascendants, éclaire le chaos, les aspirations au changement, trouve des lieux devant soi concrets où construire de nouvelles formes de communautés humaines. Le narrateur du livre de Linda Lê sonde et lit à travers deux visages face à face, en dialogue, les postures mentales de Mandelstam et d'Hô Chi Minh, humiliées et offensées de Russie et d'Indochine. Le poète et l'activiste, contemporains des levées des interdits et des censures partielles et éphémères, excellent dans les libertés de faire, de versifier les vies, jusqu'à ce qu'une fois les uns et les autres rincés par les tempêtes et moussons révolutionnaires, tous deux constatent qu'ils ont effectué un cercle sur eux-mêmes dont l'orbe, le trajet, la densité, l'énergie, les échanges avec les dehors, se sont, à l'aune de l'aura étroite, à peine éloignés des humains suffrages, Relâche-moi, déprends-moi, Voronej, / Echapperai-je à la vorace neige, / Et vais-je au Nord ou bien géhenne hors, / Voronej vol, Voronej gêne, ou au contraire considérablement aventurés dans l'inconnu, leurs regards tournés vers les mondes inexplorés. Le fil du livre, oralité écrite, écrit de paroles, ne répète pas tant des faits de loin en loin, qu'il éclaire depuis différentes sources les trajets inverses des deux interlocuteurs à l'instant de leur rencontre, l'accroissement des forces de conviction de l'activiste vietnamien coïncidant avec le déclin de celles du poète russe. Mandelstam et Ho Chi Minh se dégagent moins selon, au hasard, qu'ils savent qu'ils sont contemporains actifs d'une structure du réel, du cru, d'une nudité inédite, à peine initiée.
  
La clarté du style de Linda Lê, inspiré des Lumières françaises, se tient au plus près des corps, des voix, des couleurs, des sons des milieux où le révolutionnaire et le poète se devinent, tous deux ayant fait le voyage vers la France, mouvement latéral attentif aux tensions subjectives et objectives échangées. L'écrit devient projet de vies en amont de leurs naissances et de leurs morts aussi bien, les discontinuités, les actions passées alternant avec les époques postérieures, avancent vers une cohérence inédite, vers le vrai, un sens du continu où les mémoires des sociétés humaines s'éclairent, rectifient les faux-fuyants, les croyances qui font des artistes et des hommes politiques humanistes, des dieux vivants, voyant qu'eux-mêmes procèdent d'une physique nouvelle, Quelle rue est-ce là ? / C'est la rue Mandelstam. / Cette diable de rue / Ne sonne pas droit mais tordu, / De quelque côté qu'on l'entame / Homme peu linéaire ou lisse, Il n'avait rien non plus d'un lys. / C'est pourquoi cette rue, / Ou plutôt cette fosse infâme, / Porte aujourd'hui le nom / De ce Mandelstam...

René Noël

Linda Lê, De personne je ne fus le contemporain, Editions Stock, 2022, 120 p., 18€
Extrait :
L'essentiel, pour lui, était de ne pas entrer totalement en dissidence avec la vie, quand il pouvait encore s'accorder à ce qui le rendait presque heureux, comme de lire la foule solitaire des étoiles. François Villon était son guide, traduire Dante, ce maître instrumentiste de la poésie, lui permettait d'apprendre l'italien. La langue étrangère, dit-il, était sa coquille : longtemps avant d'oser venir au monde / je fus lettre d'alphabet. Il ajoutait : Je fus le livre dont vous aviez rêvé. Quand il rencontra Nguyen le Patriote, il constata qu'il n'y avait, dans la façon de s'exprimer de ce dernier, aucune trace de langue de bois. Au contraire, le frappa la sincérité de celui qui se confiait sans rien cacher de ses opinions politiques ni de ses colères. p. 78-79