Comme toujours l’avenir se lit dans le passé
La parution des Souvenirs de la Kolyma chez Verdier et d’un livre de Luba Jurgenson Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov également chez Verdier – nous y reviendrons très prochainement, étant donné son importance pour comprendre la personnalité complexe de Chalamov – résonnent d’autant plus terriblement, avec ce qu’écrit Luba Jurgenson :
« … la géographie est modifiée par les objectifs politiques, que les frontières d’un territoire dépendent des fonctions qui lui sont assignées par l’État, en l’occurrence, par ses instances répressives ».
Ce que Poutine tente de faire à l’Ukraine n’est pas autre chose, avec un mépris, une violence et une inhumanité criminelles.
Aucun homme pour quelque raison que ce soit ne devrait avoir le pouvoir de toucher à un autre peuple, à un autre pays, à son histoire, à sa culture, à sa géographie.
Les Souvenirs de la Kolyma, traduits par Anne-Marie Tatsis-Botton avec la collaboration de Luba Jurgenson, sont un ensemble de petits récits écrits bien après le retour de Chalamov du Goulag :
« J’ai des doutes, beaucoup trop de doutes. … Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? son sujet n’est pas l’esprit vainqueur mais l’esprit foulé aux pieds. … qui pourra-t-il instruire et préserver du mal, à qui enseignera-t-il ce qui est bon ? Sera-t-il l’affirmation, malgré tout, du bien, car c’est dans la valeur éthique que je vois le seul authentique critère de l’art. »
Chalamov vécut dix-sept ans en camps soviétiques (de 1929 à 1931, de 1937 à 1951, dans différents lieux de la Kolyma, territoire immense qui fait la moitié de l’Europe). Il interroge la mémoire, le souvenir, la vérité. « Je n’ai pris aucune note, je ne le pouvais pas. Mon seul problème était de survivre. »
Il écrira plus tard les célèbres Récits de la Kolyma (Verdier) ainsi que d’autres textes.
Le témoignage concerne bien sur les conditions de vie tellement difficiles, le travail abrutissant, l’appareil soviétique visant à conditionner, briser les détenus.
Chalamov insiste toujours sur le fait que l’annihilation du corps entraine celui de l’esprit, et que le froid (jusqu’à moins 55°) éteint tout dans la tentative de survie. La question de Primo Levi « si c’est un homme » ici n’existe plus. Le fait d’être un « intellectuel » empire la situation, « la force s’est transformée en faiblesse et été la source de souffrance morales supplémentaires… ».
« Comment en parler ? Comment faire comprendre que le processus de pensée, les sentiments, les actions de l’homme sont aussi simples et grossiers, que sa psychologie est d’une simplicité extrême et ses sentiments émoussés ? … Comment montrer que la mort de l’esprit arrive avant la mort physique ? … Comment que la force spirituelle ne peut être un soutien, ne peut pas retarder la déchéance physique ? ».
Une des questions de Chalamov est : comment raconter.
En désaccord avec Soljenitsyne, qui a utilisé le roman en dehors d’autres récits, Chalamov met en avant ceci : « en quelle langue parler au lecteur ? ». Ce n’est plus la langue de l’agresseur (Cf Klemperer, comme le rappelle Florence Trocmé dans son récent éditorial évoquant Didi-Huberman dans Le témoin jusqu’au bout paru ces jours-ci chez Minuit), c’est la langue de la victime, la langue du témoin. Pour Chalamov simplement raconter ne suffit pas, il faut retrouver cet état d’ « engourdissement et de résignation » éprouvés à la Kolyma, « c’était un processus mental, instinctif, primitif. Comment retrouver cet état et en quelle langue parler ? ».
Le régime politique est aussi tout à fait autre qu’en Allemagne nazie : Moscou sait tout.
La volonté politique de Moscou hante tout le livre comme elle hante ce qui se passe en Ukraine en ce moment.
Mais ce qui le tient, lui, Chalamov, c’est son « esprit de résistance ».
L’homme n’était jamais soumis qu’à l’épreuve du mal, pas du bien (et comment serait-telle ?…), la chance de Chalamov, c’est de ne pas avoir peur. C’est une chance inouïe et certainement peu fréquente.
Dans d’autres témoignages issus des camps, on trouve des moments d’amitié, de fraternité, de solidarité, pas chez Chalamov « l’amitié est possible lorsque les conditions sont moyennement pénibles, quand on a encore assez de viande sur les os. ».
Sa grande devise morale fut de ne jamais se plaindre, de ne jamais devenir chef de quoi que ce soit dans le camp, de ne rien demander et de ne rien croire ni personne. C’est un destin individuel très particulier, avec une position farouche et parfois paradoxale.
Les années passent, le « zeka » (détenu au goulag) est transféré ici ou là, il ne parvient à écrire de la poésie que vers 1949, deux ans avant d’être libéré, un an avant ses premiers échanges avec Pasternak. Là il écrit énormément (poèmes publiés chez Maurice Nadeau sous le titre Cahiers de la Kolyma et autres poèmes). La question de la poésie devient centrale (elle est au cœur de l’ouvrage de plus important de Chalamov sur ce sujet, à lire absolument, Tout ou rien, chez Verdier). Il rencontre Pasternak avec qui il a de longues conversations sur la poésie « toutes nos conversations portaient sur les problèmes de l’art en général, davantage que sur les camps et les prisons », de même la correspondance avec Tsvetaeva sera pour lui essentielle. L’écriture et la vie ne font qu’un, la poésie est ou n’est pas, il n’y a pas d’approximation. A la Kolyma, que Chalamov nomme le dixième cercle de l’Enfer en écho à Dante, il n’y a plus de psychologies, de biographies ni même de visages. Le roman est mort (même Dostoïevski, ou plus tard les écrits d’Hemingway sur la guerre), une « nouvelle prose » doit éclore, qui doit archiver en quelque sorte la transformation d’un homme en animal… et « planter une croix sur un tombe, ne pas permettre que ce nom (Mandelstam) qui fut toute ma vie cher à mon cœur demeurât caché, célébrer cette mort que l’on ne saurait oublier, pardonner. »
Ces Souvenirs de la Kolyma se terminent par une liste de 46 points de ce que Chalamov a vu et compris dans le camp ». Il n’y a rien à commenter, voir la note 32 : « je suis convaincu que le camp dans sa totalité est une école négative, il ne faut même pas y passer une heure, ce serait une heure de pourrissement. La camp n’a jamais rien donné à personne de positif… ». Le constat de Chalamov est sans appel.
« Quand donc viendra le temps où on pourra imprimer ce qu’on pense ? » lui demande Pasternak ?
Visiblement, en Russie, ce temps n’est toujours pas venu.
En Ukraine, quel est l’avenir de la liberté ?
Isabelle Baladine Howald
Varlam Chalamov Souvenirs de la Kolyma, traduits par Anne-Marie Tatsis-Botton avec la collaboration de Luba jurgenson, Verdier, coll. Slovo, 2022, 357 p, 22,50€
Luba Jurgenson Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, Verdier, 2022, 316 p, 21 €