Jean-René Lassalle offre à Poezibao un nouveau dossier de traductions inédites : des poèmes du poète indien Nissim Ezekiel.
On trouvera ci-dessous en premier lieu les traductions et leurs versions originales, puis une présentation du poète.
L’enfant
Un jour je fus enfant
et par les matins je m‘éveillai au vent et soleil
le visage levé recevant des baisers
du constant renouveau du monde.
Un jour je fus enfant
et je connus la joie certaine de la boue, des jouets
la destinée des princes-fées, d’oiseaux magiques
et d’heureux géants dans leurs livres dorés
dont les couleurs chantaient les splendeurs pour lesquelles je naquis.
Un jour je fus enfant
te souviens-tu comment j‘écoutais les mots autour de moi ?
frais comme la pluie, avec parfois le tonnerre
effrayant dans la colère des adultes,
et l’émerveillement à la gentillesse chuchotée
qui irriguait jusqu’à la racine où tout n’était que paix.
Et maintenant à nouveau la simple impulsion
de ce qui vit est amour en mon sein, se tendant
vers l’eau de l’en-bas
vers la lumière du haut
germant verdoyant dans l’air parfumé.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989. Traduit de l’anglais (de l’Inde) par Jean-René Lassalle.
The Child
Once I was a child
And in the mornings woke to wind and sun
With upturned face receiving kisses from
The constant newness of the world.
Once I was a child
And knew the certain joy of mud and toys,
The destiny of fairy princes, magic birds
And happy giants in the golden books
Whose colours sang the wonders I was born into.
Once I was a child,
Remember how I listened to the words around me,
Fresh as rain, with sudden thunder
Fearful in the adult anger,
And the marvel of the whispered kindness
Soaking to the root where all was rest.
And now again the simple thrust
Of all that lives is love within me, reaching
Down for water
Up for sunlight
Sprouting greenly in the fragrant air.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989.
*
Hommage aux Upanishads
Ressentir que l’on est Quelqu’un
y serait comme se conduire
dans une sorte de mortuaire fourgon –
la destination est flagrante.
Je ne veux pas être
l’écorce d’un fruit
ni la pulpe
ni même la graine
qui seulement se transforme
en un fruit sain supplémentaire.
Le secret enfermé à l’intérieur de la graine
devient ici ma nécessité et ainsi
je rapetisse vers un néant
au sein de la graine.
D’abord il fait froid,
et j’y frissonne,
ensuite survient une touche de vérité
un ferment dans l’obscurité
finalement une lumière lancinante.
Pour le présent ceci suffira,
que je sois libre
pour être le Soi qui est en moi
et qui diffère du Quelqu’un –
ou en tout cas
du moi mortel,
pour être plutôt l’Œil de l’œil
qui tente de voir.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989. Traduit de l’anglais (de l’Inde) par Jean-René Lassalle.
Tribute to the Upanishads
To feel that one is Somebody
is to drive oneself
in a kind of hearse –
the destination is obvious.
I don’t want to be
the skin of the fruit
or the flesh
or even the seed,
which only grows into another
wholesome fruit.
The secret locked within the seed
becomes my need, and so
I shrink to the nothingness
within the seed.
At first it is cold,
I shiver there,
later comes a touch of truth,
a ferment in the darkness,
finally a teasing light.
For the present, this is enough,
that I am free
to be the Self in me,
which is not Somebody –
not, at any rate,
the mortal me,
but the Eye of the eye
that is trying to see.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989.
*
Prière I
Si je pouvais prier, l’essentiel de ma
demande ne serait que :
une quiétude. L’esprit ordonné.
Effacement du mensonge intérieur.
Et seulement de l’amour dans chaque baiser.
À un passé puéril trouver guérison
dans ce que le futur peut déployer
á Londres ou Tombouctou :
sauve-moi d’un fluide mal.
Car seules les racines de la raison relient
au bien social les choses que nous réalisons,
injectant sève aux feuilles du chant.
Les semences d’une dissolution s’immiscent
dans les roses du cœur fertile
dont les mots sont pure lucidité –
eunuques en actes quand sommes jeunes
ou roues brisées – l’art et la vie
se font broyer ou enterrer dans une trivialité.
Des composés de réalité
sont les sottises individuelles
que l’esprit – „loué soit l’esprit dompté“ –
peut rédimer, et bâtir la Cité Sacrée
jusqu’à ce que les gens semblent avancer tels des arbres,
et que l’être humain devienne mesure d’humanité.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989. Traduit de l’anglais (de l’Inde) par Jean-René Lassalle.
Prayer I
If I could pray, the gist of my
Demanding would be simply this:
Quietude. The ordered mind.
Erasure of the inner lie.
And only love in every kiss.
For puerile past a healing find
In what the future may unwind
In London or in Timbuctoo:
Save me from the fluent wrong.
For only roots of reason bind
To social good the things we do,
Shooting sap to leaves of song.
Seeds of dissolution throng
In roses of the fertile heart
Whose words are sheer lucidity –
Eunuchs of the deed when one is young,
Or broken wheels – both life and art
Are ground and bogged in crudity.
Compounded of reality
Are individual idiocies
Which, mind – blessed is the tamed mind –
Can mend, and build the Holy City,
Till people seem to walk, like trees,
And Man is measure of mankind.
Source : Nissim Ezekiel : Collected Poems, Oxford University Press in India 1989.
Nissim Ezekiel (ou Ezéchiel) est un poète de l’Inde (1924-2004). Né dans une famille d’intellectuels de Bombay de langue marathi (une des 22 langues officielles de cet immense pays fédéral), il devient professeur d’anglais et, influencé par Yeats et William Carlos Williams, écrit une poésie dépouillée et nerveuse dans l’anglais de l’Inde (et non dans sa langue maternelle). Ses thèmes sont marqués par des réflexions humbles mais mordantes sur l’opacité du quotidien de l’époque de l’indépendance et la lutte pour y survivre. La longue tradition spirituelle de la littérature indienne est évitée comme chez beaucoup d‘auteurs modernistes du sous-continent mais ressurgit parfois, ainsi que des éléments de la culture juive à laquelle l’auteur appartient. Ces hybridations produisent des recherches dramatiques de clarification d’un homme abordant la spiritualité avec méfiance, dans un monde matérialiste appauvrissant. Son poème „La nuit du scorpion“ est devenu un classique enseigné au lycée en Inde.
Bibliographie sélective :
Time To Change, 1952
The Unfinished Man, 1960
Hymns in Darkness, 1976
Latter-Day Psalms, 1982
Collected Poems, Oxford University Press in India 1989.
Traduction en français :
L’homme inachevé, Buchet-Chastel 2008, traduit par Emmanuel Moses
On trouvera aussi quelques poèmes de Nissim Ezekiel dans un beau numéro sur les littératures de l’Inde dans la revue Europe (n°864, avril 2001), et dans l’anthologie des poésies de l’Inde Un Feu au coeur du vent chez Gallimard Poésie.
Sitographie :
Biographie de Nissim Ezekiel dans le journal anglais The Guardian
Le poème Night of the Scorpion en anglais
Choix des poèmes, traduction et présentation de Jean-René Lassalle