Les éditions Unes publient A l’ouest de la tristesse précédé de Les Élégies d’Oxopétra d’Odysseas Elytis, traduit du grec par Laetitia Reibaud.
MINUIT PASSE
Minuit passé dans toute ma vie
Comme en une Galaxie appesantie ma tête lourde
Ils dorment, les hommes au visage d’argent ; des saints
Vidés de leurs passions et que sans cesse le vent pousse au loin
Vers le cap du Grand Cygne. Qui a été heureux, qui non,
Et puis ?
Nous terminons tous d’une fin égale restent
De la salive amère et sur ton visage mal rasé
Incisés des caractères grecs en lutte pour s’assembler l’un à l’autre
pour que
Le mot de ta vie, le seul si...
Minuit passé dans toute ma vie
Passent les camions des Pompiers, pour quel incendie,
Personne ne le sait. Dans une chambre de quatre mètres sur cinq
s’est épaissie la fumée. Émergent seulement
La feuille de papier et ma machine à écrire. Les touches,
Dieu les frappe et innombrables montent les tourments
jusqu’au plafond
Proche est l’aube
un instant apparaissent les rivages que bordent
Verticales les montagnes sombres et mauves. Il est vrai semble-t-il que
Je vis pour l’instant où je ne serai plus
Minuit passé dans toute ma vie
Les hommes dorment sur un flanc, l’autre
Béant pour tu voies monter vague
A vague la vie et que tendue soit ta main
Comme du mort à l’instant où on lui prend la première vérité.
Odysseas Elytis, A l’ouest de la tristesse précédé de Les Élégies d’Oxopétra d’Odysseas Elytis, traduit du grec, présenté et commenté par Laetitia Reibaud, édition bilingue, Editions Unes, 2022, 122 p., 20€
(version originale à venir)
Sur le site de l’éditeur :
Cette édition donne à lire les deux derniers recueils d’Odysseas Elytis, prix Nobel de littérature, dans une version bilingue, Les Élegies d’Oxopétra, publié en 1991, et À l’ouest de la tristesse, paru en 1995 un an avant la mort du poète grec. Elytis y déploie toute la force tellurique du poème, dans une langue incantatoire qui submerge le monde, le révèle dans sa dimension solaire, dans une profusion d’éléments coutumiers chez le poète : les vagues de cette « mer affamée », la lumière de l’été, la terre dure et tout l’entrelacs, toute la confusion des golfes, des archipels et des horizons. S’il est « minuit passé dans toute ma vie » dit Elytis, il ne reste pas moins les dieux, les éblouissements, les êtres aimés roulés dans l'écume, une nuance tragique de l’existence, une légende dans ces élégies qui transfigurent la mort et la souffrance. La lumière recouvre tout en un jeu de réverbération entre les images, et rebondit à la surface des choses – parfums d’herbes brûlées, oliveraies, flèches de clochers, montagnes antiques – pour en révéler la puissance, la clarté, l’odeur et la vitalité. Lumière qui révèle des souches plus sombres aussi, à la fois invoquées et révoquées dans une lutte sauvage, abîmes dissous dans les reflets du soleil sur la mer, monstres changés en oiseaux. « L’extérieur est un miroir » et la langue ici chargée d’histoire, de citrons et de lauriers va chercher au-dehors le plus vaste et le plus éblouissant ce qui s’agite en soi dedans. Nous voilà plongés dans la trame du destin, plongés en nous-mêmes dans le monde, car « c’est dans le corps que la nature habite » et quelle autre révélation possible que celle de notre mortalité, même solaire, nous qui sommes de passage sur une terre en proie à une tout autre éternité que la nôtre ? Jamais crépuscule n’aura été aussi lumineux que dans ces derniers textes, où Elytis cherche à saisir une jeunesse immortelle, dotée de la durée des siècles, mais aussi fragile et gracile – une enfance, dans un mouvement qui voudrait donner le vertige à la mer elle-même, « tout passe moins le poids de l’âme », oui, et « la Poésie seule est ce qui demeure. »
Odysseas Elytis est né en 1911 à Héraklion, en Crète. Il passe la plus grande partie de sa vie à Athènes, où il se lie dès sa jeunesse aux mondes des avant-gardes artistiques et littéraires. Proche d’Andréas Embirikos, défenseur et théoricien du surréalisme qu’il a découvert avec les poètes français dont il traduit les œuvres, il est aussi critique d’art et essayiste. Un séjour en France après la Seconde Guerre mondiale lui permet de rencontrer la plupart des poètes fondateurs du surréalisme, ainsi que les plus grands peintres, dont Picasso. Progressivement reconnu comme poète dans son pays, avec un premier recueil, Orientations, paru en 1935, puis la publication du Chant héroïque et funèbre pour un sous-lieutenant tombé en Albanie (1944) inspiré de son expérience de la guerre, il obtient une véritable reconnaissance nationale pour son recueil Axion Esti (1960), où s’épanouit un lyrisme hiératique, onirique et solaire qui chante à la fois la langue grecque dans toute la profondeur de son histoire, la lumière du monde égéen, la quête de la beauté et d’un langage poétique renouvelé. Nommé président du conseil de la Radio et de la Télévision et membre du conseil d’administration du Théâtre national, il continue à publier essais, traductions et recueils, parmi lesquels Le Monogramme (1971), Soleil soleïculteur (1972), Marie des brumes (1978). Le prix Nobel de littérature vient couronner son œuvre en 1979, tandis que paraissent de nouvelles œuvres au nombre desquelles Le petit marinier (1986) et Les Élégies d’Oxopétra (1991). Il s’éteint à Athènes en 1996.