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(Lettre à) Sabine Huynh concernant Tu vis ou tu meurs d’Anne Sexton, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé


Lettre à Sabine Huynh concernant Tu vis ou tu meurs d’Anne Sexton

Anne Sexton  tu vis ou tu meurs
Chère Sabine Huynh,
C’est banal à dire, mais disons-le quand même, qu’on ne loue jamais assez le travail des traducteurs, jamais assez leur œuvre fondamentale d’ouverture des frontières linguistiques et culturelles, et je dirai, mentales ; une ouverture qui offre d’accueillir intellectuellement les différences, de plonger au cœur d’autres cultures et de manières de penser le monde, de plonger dans l’histoire des hommes via la littérature, c’est pourquoi il me soucie de souligner combien votre traduction des poèmes d’Anne Sexton relève de cette intelligence-là ; et de vous en être reconnaissant en tant que lecteur ne maîtrisant aucune langue étrangère et qui resterait coincé, cloisonné, refoulé dans ses propres frontières linguistiques et fortement appauvri sans l’immense apport des traducteurs de littérature comme vous. Lire la traduction de la souffrance d’Anne Sexton agrandit notre questionnement.
C’est grâce à Valérie Rouzeau, traductrice de Sylvia Plath, que j’ai découvert la poésie d’Anne Sexton, à la fin des années 90, l’accompagnant alors dans la mise en forme de « Blanche-Neige », extrait de son livre de contes de Grimm transformés, Transformations1, que publia le très estimable (et feu hélas) Henri Poncet dans le n°6 de sa revue La Polygraphe2. Pour être partiellement entré, à ce moment-là, bien que n’étant pas angliciste pour deux sous (hélas bis) dans le cœur de la langue d’Anne Sexton durant cette co-traduction, voire, si je puis qualifier ainsi cette sorte de chose qui conjoint le corps et l’esprit immatériels, aux abords de son âme, j’ai pu, sur ce seul poème, entendre sa voix clairement, y percevant celle d’un être hyper-sensible néanmoins mu par une formidable énergie caustique ne dissimulant pas une violente fragilité. C’est pourquoi je regrette, et me permettrai cette réserve, que ce ne soit pas vous qui ayez introduit votre propre traduction des poèmes. D’une part cela nous aurait évité une introduction de Patricia Godi aux accents trop marqués idéologiquement, féministes, transformant la poète en égérie sinon en héraut du féminisme américain, bien qu’elle ne fût aucunement une militante féministe (la préfacière le précise elle-même) ; et d’autre part, nous aurions eu profit à lire votre rapport à sa langue, à son être-dans-la-langue, le rapport voire de sororité passionnée qui peut naître entre une poète-traductrice et la poète qu’elle traduit, en tout cas, les liens d’attraction voire de rejet, sinon vos réactions lors de votre plongée dans une intériorité faite de souffrance. A quoi j’ajouterais vos questionnements lors de votre entreprise, vos doutes et vos joies. Je ne doute goutte que c’eût été fort intéressant et instructif. (Mais peut-être aurons-nous cette chance dans le prochain volume que vous traduisez ?)
Passons cette réserve dont j’espère vous ne me tiendrez pas trop durement rigueur (je sais qu’éditrice et préfacière m’en voudront, mais j’exerce ce droit de liberté critique, qui m’a été reproché par la bien-pensance du microcosme poétique), mais il fallait que ce fût dit, puisque l’éditrice, sur son site, signale que « Les quatre recueils présents dans cette édition sont traduits pour la première fois en français par Sabine Huynh, qui a fait de la traduction de l’œuvre d’Anne Sexton un projet de vie » : or sur ce dernier point, j’aurais aimé vous lire.
Si quelque féminisme (non revendiqué) on peut percevoir, à l’instar des poèmes de Sylvia Plath ou d’Emily Dickinson par exemple (et entre autres), c’est dans l’opacité des métaphores d’Anne Sexton, qui par ce fait nous entraînent dans ses abysses psychologiques, sombres, et démontrent ô combien, contre la phallocratie crasse ambiante, par cette complexité rhétorique, ô combien les femmes ne sont pas seulement des machines à enfanter, ni des boîtes à nœud et encore moins de simples appareils ménagers ou d’obéissantes femmes au foyer, mais des êtres doués d’une intériorité aux nombreux recoins mystérieusement insondables et interdits à l’homme. Oui, les métaphores d’Anne Sexton nous renvoient à sa grande richesse intérieure. Avant le mouvement #MeToo, ces poètes et moult autres auteures ont fait cette démonstration.
On peut certes lire le poème « Femme au foyer »  comme un écho aux souffrances de la femme de l’époque, et de maintenant, sinon de toujours :
« Certaines femmes épousent des maisons.
C’est un autre type de peau ; avec un cœur,
une bouche, un foie et des mouvements intestinaux.
Les murs sont permanents et roses.
Voyez comme elle est agenouillée toute la journée,
se lavant de haut en bas avec docilité.
Les hommes pénètrent de force, ramenés comme Jonas
à l’intérieur de leur mère charnue.
La femme est sa propre mère.
C’est là l’essentiel. »

Certes, elle évoque l’intimité féminine comme les règles et la masturbation, avoue des tourments secrets, l’inceste, et quelques fantasmes inavouables, mais il est question d’un être en proie à son corps et à ses abymes psychologiques, d’un être qui fore en lui pour remonter tout ce qui le travaille méchamment ; et qui lui valut internement et thérapie. Valérie Rouzeau, dans sa présentation d’Anne Sexton, écrit que secrètement elle se considérait comme une poète Beat, et, effectivement, on pourrait opérer un parallèle avec la poésie d’Allen Ginsberg, qui séjourna en hôpital psychiatrique, et fit des arts poétiques le révélateur de ses plus inavouables recoins d’être (au regard de la société puritaine américaine) (et on pense à quelques autres poètes Beat internés en hôpital psychiatrique comme Carl Solomon). Ces poètes nous en disent long sur l’imprégnation maccarthiste dans la société américaine.
Car avant tout, Anne Sexton était une poète. Qui dut au Dr Martin Orne, son thérapeute, qu’elle consultait durant les années 50, la découverte de l’écriture poétique, pour l’employer comme un acte thérapeutique, par quoi la poésie lui devint absolument nécessaire et lui offrit l’opportunité d’un discours dans lequel elle pouvait déposer sa complexité intérieure, et l’exposer (c’est la raison pourquoi on lui apposa d’autorité la mention « poète confessionnelle », bien qu’elle préférât le terme « personnel » :  « Ma poésie est très personnelle. Je ne crois pas que j’écrive des poèmes publics, j’écris des poèmes très personnels »3). On découvre alors un être profondément marqué et attiré par la mort (ce « sommeil glaçant »), un être dans le rejet sans contours de la vie. Les attaques contre la vie et la défense de la mort sont fort nombreuses : « mais la vie est trompeuse, la vie est un chaton dans un sac fermé ». Un mal-être profond peut-il vraiment s’expliquer malgré tous les efforts de tout ce qui commence par le préfixe « psy » ? On pourrait avancer maintes hypothèses sur son attraction pour la mort perceptibles dans ses poèmes, mais aucune ne serait la bonne. Il semblait y avoir quelque chose d’irréversible, qu’elle ne pouvait exprimer que dans le poème, et par là, l’accepter :
« elle [la mort] m’attend, année après année,
pour défaire si délicatement une vieille blessure,
débarrasser mon souffle de sa prison mauvaise
 »
Une présence invisible agitait Anne Sexton, une sorcière et sa troupe en incessant sabbat dans son esprit (« Je suis sortie, sorcière possédée », « avec des sorcières à mes côtés »), quasiment une sorte de horla, néanmoins sa muse :
« Tout le monde m’a quittée
sauf ma muse
cette bonne infirmière
 »
J’ai vu, en ces poèmes, quelqu’un s’y forclore, un peu comme certaines personnes entrent en hospitalisation volontaire pour se protéger d’elles-mêmes, considérant l’hôpital psychiatrique comme un asile, non pas de fous, mais au sens du retrait accueillant.
Pourtant Anne Sexton révèle moult oppositions binaires ; ses poèmes m’ont aussi donné l’impression d’anti-dépresseurs sans efficacité aucune, sinon de prolonger un peu le temps de vie, mais sans rien y faire tant était puissante l’attraction de la mort : 
« De plus en plus près
s’approche l’heure de ma mort,
tandis que je retouche mon visage, retourne en arrière,
là où je suis impubère et j’ai les cheveux raides.
Tout cela est la mort.
 »
Sa mort est plusieurs fois annoncée dans ses poèmes, l’appel est irrésistible :
« Oui
je vérifie
si je peux me tuer petit à petit,
un passe-temps pas plus méchant que cela.
 »
Son œuvre est-elle une consolation contre la mort et un mépris de la vie ? Peut-être. « Mediter à la mort, cest le commencement/De vivre en liberté », écrivait le très-chrétien Jean-Baptiste Chassignet, et peut-être l’œuvre entière d’Anne Sexton est-elle une longue méditation tourmentée sur la mort, et sur la liberté d’être et de penser fût-ce incorrectement. C’est un peu aussi un Grand Testament : le legs du témoignage d’un malaise dans la civilisation américaine (à l’instar des Beats). Il ne faut en tout cas y chercher aucune lumière, toute la vie d’Anne Sexton, via l’écriture, fut dédiée à la mort, à sa mort, tendue vers sa mort, en attente de la mort.
Alors pour clore cette lettre qui pourrait être plus longue tant il y a à dire sur l’œuvre d’Anne Sexton, le lecteur tient à vous remercier pour cette entreprise vôtre de traduction d’une œuvre tenue longtemps à l’écart de l’édition française on ignore pourquoi (la focalisation sur l’œuvre de Sylvia Plath ?), et qui nous ouvre des frontières nouvelles non seulement sur une œuvre personnelle, mais aussi sur les profondeurs de l’humain dans toute son intelligence. Vous réhabilitez en France une œuvre délaissée, et on se laisse à souhaiter qu’une traduction de sa biographie (bien que controversée)4 voie le jour en France.
Jean-Pascal Dubost

Anne Sexton, Tu vis ou tu meurs, traduction Sabine Huynh, préface Patricia Godi, éditions des Femmes - Antoinette Fouque, 2022, 320 p., 24€
1 Anne Sexton, Transformations, Houghton Muffin Harcourt, 1971
2 Revue La Polygraphe n°6, éd. Comp’Act, février 1999
3 Anne Sexton citée par Nassia Linardou : « Anne Sexton : le poète et la mort », in La Cause freudienne 2009/2 (n°72)
4 Diane Wood Middlebrook, Anne Sexton, a Biography, First Vintage Books Edition, New York, November 1992 (« Elle a fait scandale parce que D. Middlebrook a utilisé comme matériel les trois cents cassettes d’enregistrement de séances que le Dr Orne gardait en sa possession, la fille d’Anne Sexton, son légataire testamentaire, Linda Gray Sexton, l’y ayant autorisé », Nassia Linardou, op.cit)


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