9. Les pages perdues des Cahiers de Malte
Selon les jours, nous travaillions avec plus ou moins d'application et Rilke se montrait plus ou moins disposé aux confidences. Le seul contrôle de la traduction, qui l'amenait à définir certains mots, à préciser leurs rapports ou leur valeur dans une phrase, l'obligeait d'ailleurs à me donner des éclaircissements assez nombreux. C'était par exemple un adverbe ou une brève incidente omis et dont il soulignait l'importance.
S'agissait-il de peindre Beethoven, que le poète imagine dans la Thébaïde, devant son instrument solitaire, parmi les montagnes du désert, et avais-je écrit « Les Bédouins se seraient enfuis sur leurs chevaux, superstitieusement », que Rilke s'empressait de me signaler un oubli :
Il ne faudrait pas oublier « au loin », car personne n'est visible autour de lui qui joue,
et ce détail, loin de former pléonasme, renforçait en effet l'évocation de cette tempête de musique autour de laquelle ne rôdent que très loin quelques lions agités par leur sang.
Avais-je traduit dans un autre passage sich niederschlägt par « se dépose », que Rilke me conseillait avec raison d'avoir recours au terme de chimie « se condense », traduction plus exacte. Et lorsque dans ce même morceau, j'hésitais sur la meilleure traduction de Feuerschein, il observait simplement :
Imaginez un laboratoire qui ne serait éclairé que par les feux du fourneau. Comment dirait-on ?
Tout en s'efforçant de serrer le texte du plus près possible, Rilke ne méconnaissait pas les difficultés inhérentes à la langue elle-même et à la dissemblance des vocabulaires :
Comme vous l'avez senti, les « nuances » ne suffit pas. Die Ubergänge : les transitions, les passages d'une nuance à l'autre. Mais tout ceci est extrêmement difficile à rendre. Je sais qu'il faut se contenter.
La précision rigoureuse d'une version pouvait dans certains cas dépendre de la place exacte assignée à un mot dans la phrase. En présence de la page où la mère de Malte décrit le visage d'Ingeborg, Rilke commence par expliquer :
Ce passage signifie qu'en décrivant une femme, on n'a que ce seul moyen de la rendre visible : de peindre tout ce qui l'entoure, pour la laisser en blanc, au milieu.
Il s'attache ensuite à améliorer ma version. J'avais écrit, en suivant le texte, qui situe précisément cette limite à laquelle se heurtent toutes les tentatives de décrire un visage de femme : « ... jusqu'à un certain endroit où tout s'arrêtait, doucement et pour ainsi dire prudemment, à l'enveloppement d'un contour léger... » Rilke de suggérer :
Il vaudrait peut-être mieux laisser se former ce contour précisé par l'entourage, et ne dire qu'à la fin de la phrase qu'il enveloppe.
Et nous en arrivions finalement à la traduction suivante :
jusqu'à un certain endroit où tout s'arrêtait, s'arrêtait doucement et pour ainsi dire prudemment, au contour léger qui l'enveloppait et qui n'était jamais retracé.
Ces remarques – qui n'étaient de détail qu'en apparence – renouvelaient la leçon que m'avaient donnée certaines lettres de Rilke, avec la force persuasive et l'autorité subtile qui émanaient de la présence même du poète. L'homme qui parlait ainsi c'était l'écrivain qui, malgré sa foi en la puissance de la dictée intérieure, connaissait les secrets et les ressources du langage et qui ne supportait pas de voir exercer le « beau métier » de façon négligente ou insuffisante. Mais parfois ses explications me faisaient pénétrer plus avant, jusque dans cette zone mystérieuse où s'élabore l'œuvre et que l'écrivain est seul à connaître.
Maurice Betz, Conversations avec Rainer Maria Rilke, suivi d’un récit de Camille Schneider, De Paris à Strasbourg et Colmar avec Rainer Maria Rilke, postface de Jacques Betz, éditions Arfuyen, 2022, 264 p., 18,5€, p. 98.