" Je n'ai pas été élu Président de la République. Il m'a toujours manqué 99% des suffrages ! " (Alain Krivine).
L'ancien candidat aux élections présidentielles de 1969 et 1974, longtemps porte-parole de la ligue communiste révolutionnaire, une structure trotskiste, Alain Krivine est mort à Paris ce samedi 12 mars 2022 à l'âge de 80 ans et demi (il est né le 10 juillet 1941). Parmi les acteurs de la "révolution" de mai 1968, le "jeune" Alain Krivine (il avait alors 27ans) était au service militaire affecté au régiment d'infanterie de Verdun quand il s'est présenté à la succession du Général De Gaulle afin de dire aux Français, paradoxalement, que " le pouvoir n'était pas dans les urnes ". Il ne fallait pas manquer d'audace et avoir des convictions révolutionnaires chevillées au corps qui n'ont jamais ramolli avec l'âge ( je l'expliquais ici).
Qu'a pensé, qu'aurait pensé Alain Krivine de l'invasion russe en Ukraine, lui qui était originaire d'une famille juive ukrainienne partie se réfugier en France pour fuir les pogroms de la fin du XIX e siècle ? L'aurait-il passé au filtre de l'anticapitalisme ? ou plus simplement à celui du néo-impérialisme russe d'un autocrate qui a des visions messianiques au point d'accepter de tuer des dizaines de milliers, peut-être des centaines de milliers d'êtres humains ?
Gendre d'un historien socialiste peu connu mais très influent issu du PSU (Gilles Martinet), Alain Krivine n'a cessé de vouloir profiter des élections pour exprimer la parole révolutionnaire : " Nous voulons faire entendre la voix révolutionnaire de mai et juin 68 à la télévision. Cette candidature révolutionnaire tendra à dissiper les illusions électoralistes et parlementaristes du PC. Nous voulons rompre avec cette vision et affirmer une force sur la gauche du PC. ".
Alain Krivine a été choisi candidat de la Ligue communiste en son absence. À l'origine, on avait songé à son frère Jean-Michel Krivine, chirurgien communiste, à un ouvrier breton de 42 ans, André Fichaut, ou encore à une jeune militante de 31 ans, Janette Habel. Finalement, il fut retenu parce que, porte-parole de la JCR pendant mai 68 et ayant déjà derrière lui une quinzaine d'années de militant, il avait obtenu une petite notoriété et qu'il était un bon orateur, d'autant plus qu'il avait été brièvement arrêté et emprisonné.
Pour présenter sa candidature en 1969 (il a obtenu 229 parrainages, sur les 100 qu'il fallait à l'époque), le leader révolutionnaire avait bénéficié du soutien médiatique de nombreuses "pointures" intellectuelles comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Marguerite Duras, etc.
Ces signatures de maires, ce n'était pas rien de les collecter. Gérard Filoche, un ancien compagnon de route, à l'époque étudiant de 23 ans au moment de l'élection de 1969, passé ensuite au PS comme Henri Weber, a ainsi témoigné : " On partait des journées entières avec des sandwichs et une carte... pendant dix jours autour de Rouen, on n'a pas dû laisser un seul village sans voir son maire... on les trouvait dans le fond de la ferme, dans les champs, au bistrot de la place, chez eux. On découvrait une France inconnue qui n'était pas celle de notables. Ces maires échappaient aux consignes des états-majors des appareils politiques. ".
Ces parrainages provenaient de maires ruraux et la cartographie des signatures était presque l'inverse de l'implantation du mouvement révolutionnaire surtout présent dans les grandes agglomérations urbaines et étudiantes. Le journal "Rouge hebdo" du 21 mai 1969 précisait : " Dans leur immense majorité, ils sont maires de petits villages campagnards et exercent souvent les professions de leurs administrés... Ils n'approuvent pas le programme de la Ligue, mais leur situation les rend plus libres que d'autres à notre égard.... Les maires des petites communes sont moins sensibles aux pressions administratives et partisanes, d'autant que, dans un petit village, être maire n'ouvre pas forcément la voie des honneurs et même des profits substantiels. ".
L'historien lyonnais Gilles Vergnon ajoute que Pierre Mauroy aurait "toléré" des parrainages d'élus SFIO pour la ligue communiste, et que celle-ci a refusé le parrainage d'un député UDR : " La LC rejette le parrainage d'un élu UDR, le docteur Jacques Moron, député de la Haute-Garonne, élu dans la "vague bleue" de juin 1968. À ce dernier qui allègue qu'un "pays qui refuserait d'entendre le porte-parole de ceux qui, il y a un an, ont ébranlé la France, ne serait pas digne du titre de République", Alain Krivine rétorque ne vouloir "en aucune façon du parrainage gaulliste" et dénonce la "mauvaise provocation" d'un "gaulliste futé" qui aurait délibérément tendu un piège. ". Apparemment, ni Marine Le Pen, ni Éric Zemmour ni Jean-Luc Mélenchon n'ont eu de tels scrupules en 2022 à propos de l'initiative de François Bayrou de proposer une banque de parrainages pour candidats en manque de signatures, qui reprend exactement l'argumentation (provocatrice ?) du député Jacques Moron.
Lors de son déplacement de campagne à Londres le 30 mai 1969, le candidat Alain Krivine avait annoncé qu'il comptait sur " 200 à 300 000 suffrages ". Finalement, il a obtenu 239 104 voix (soit 1,06%), ce qui l'a pourtant déçu, car il était dernier, derrière le candidat inclassable Louis Ducatel. En 1974, Alain Krivine a terminé avec 93 990 voix (soit 0,37%), beaucoup moins, mais il devait se frotter à la concurrence de la candidature d'Arlette Laguiller (2,33%) et aussi à l'effet vote utile de François Mitterrand qui nourrissait un vrai espoir à gauche. En 1981, avec l'augmentation du seuil à 500 parrainages, Alain Krivine n'a pas pu se présenter et ne se présenterait plus à aucune élection présidentielle.
Depuis de la candidature de 1969, à chaque élection présidentielle en France, il y a eu systématiquement au moins un candidat trotskiste révolutionnaire, souvent deux, et même parfois, trois ! Ligue communiste puis LCR, Lutte ouvrière, MPPT, etc. avec, du côté LO, les candidatures d'Arlette Laguiller puis Nathalie Arthaud, sans discontinuer de 1974 à 2022 inclus, et pour la LCR puis NPA, celles d'Alain Krivine, Olivier Besancenot et Philippe Poutou en 1969, en 1974 et de 2002 à 2022 inclus. Le troisième courant trotskiste a été représenté par Pierre Boussel (MPPT) en 1988, Daniel Gluckstein (PT) en 2002 et Gérard Schivardi (PT) en 2007.
Avant 1995, chaque candidat trotskiste recueillait seulement autour de 1%, parfois moins, parfois un peu plus mais à peine. Mais à l'élection présidentielle de 1995, peut-être parce que la candidate Arlette Laguiller commençait à être connue et en quelque sorte, appréciée pour son talent de militante et sa ténacité électorale, elle a obtenu 5,3% des voix, soit devant Philippe de Villiers et Dominique Voynet, troisième force de la gauche derrière Lionel Jospin et Robert Hue, et surtout, dépassant le seuil pas seulement symbolique de 5%.
C'est à partir de cette élection que les deux "vieux" leaders trotskistes Arlette Laguiller et Alain Krivine ont décidé d'unir leurs forces (pour LO, c'était une vraie révolution) pour les élections européennes de juin 1999. En effet, le fait d'être capable d'atteindre le seuil de 5% des voix est crucial et aux européennes, s'ils étaient capables de renouveler l'exploit, cela leur permettrait, pour la première fois, de faire élire des parlementaires : des députés européens. C'est ce qui s'est donc passé : leur liste commune a atteint de justesse le seuil avec 5,18% et par conséquent, elle a obtenu 5 sièges au Parlement Européen : 3 LO et 2 LCR. Voici Arlette Laguiller et Alain Krivine bombardés députés européens pour cinq ans. Paradoxalement, ils se sont inscrits dans le même groupe que les communistes français, à savoir La Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (créée en 1993).
Pour Alain Krivine, c'est la consécration d'une quarantaine d'années de militantisme. Il est devenu respecté, reconnu, institutionnel et même, il a reçu des moyens, celui d'embaucher des collaborateurs parlementaires. Il a recruté un syndicaliste, un certain Olivier Besancenot qui fut candidat LCR aux élections présidentielles de 2002 et 2007 : ce dernier a obtenu respectivement 4,2% et 4,1%, ce qui est remarquable, tandis qu'en 2002, au sommet de sa popularité, Arlette Laguiller a atteint 5,7%, devant Jean-Pierre Chevènement (un coup très dur pour l'ancien ministre qui comptait obtenir 15%).
Selon l'historien Gilles Vergnon, il y a " incontestablement un "effet 1968" qui s'est prolongé au moins jusqu'en 2017 " (et même jusqu'en 2022) " qui oppose un "avant" marqué par des candidatures éphémères [quelques candidatures aux législatives de 1936, 1946, 1967] à un long "après-1968" de plusieurs décennies marqué par le systématisme et la régularité des candidatures, malgré les maigres résultats enregistrés dans la plupart des cas ".
Toujours selon Gilles Vergnon dans un article dans la revue du Centre d'histoire de sciences po ("Histoire Politique" n°44 de 2021), ces candidatures d'extrême gauche révèlent " la présence d'une stratégie des organisations concernées, qui font de la présentation d'une candidature, un élément de construction ou de pérennisation d'un courant politique, qui les distingue dans la vaste nébuleuse des groupes révolutionnaires ".
Avec ce bâton de maréchal qu'est son mandat de député européen de juin 1999 à juin 2004, Alain Krivine a pu ainsi suivre le cours du monde avec plus d'échos et utiliser cette caisse de résonance pour faire avancer ses idées, en particulier au sein de la Commission juridique et du marché intérieur. Il a notamment questionné sur la persécution des homosexuels en Égypte, sur les paradis fiscaux et la taxation des transactions sur devises, sur la dette des pays pauvres, etc.
Malgré un monde en perpétuelle mutation depuis cinquante ans, Alain Krivine n'a pas bougé d'un iota sur ses convictions et jugeait assez sévèrement ses anciens camarades de mai 68 qui ont (beaucoup) "évolué" : " Il y a plein d'anciens, comme Cohn-Bendit et Goupil, qui sont devenus macronistes. Je crois qu'ils ont tourné parce que la situation a viré, mais je crois qu'ils ont tort. (...) Les gens en ont marre de Macron, mais il n'y a rien d'autre. " ("Le Dauphiné libéré" du 3 mai 2018).
À quatre semaines du premier tour de l'élection présidentielle de 2022, Alain Krivine n'aura désormais plus à choisir. La révolution l'a percuté en pleine personne. On retiendra de lui qu'il a initié les très nombreuses et récurrentes candidatures d'extrême gauche, des candidats toujours fidèles au poste et toujours efficaces dans la recherche des parrainages, et bien sûr, on retiendra une fidélité inaltérable à ses idéaux de jeunesse, ce qui reste assez rare dans la vie politique. Par sa présence militante de longue durée, il a contribué à façonner l'histoire de la Cinquième République.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 mars 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Biographie de Patrick Roger dans "Le Monde" du 12 mars 2022.
"La force électorale ? Les campagnes d'Alain Krivine et Arlette Laguiller (1969-1974)" par Gilles Vergnon ("Histoire Politique" n°44, 2021).
La fidélité dans les vieux dogmes.
Alain Krivine.
Pierre Juquin.
Romain Goupil.
50 ans de mai 1968.
Daniel Cohn-Bendit.
Nathalie Arthaud.
Philippe Poutou.
Rencontre surréaliste avec Trotski.
Trotski.
Les 200 ans de Karl Marx.
Le Capital de Karl Marx.
Totalitarismologie du XXe siècle.
La Révolution russe.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220312-alain-krivine.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/03/12/39385398.html