J'ai conscience des choses qui passent, en moi et au-dehors de moi.
Mais cette conscience, elle, ne semble pas passer, changer. A travers les changement qu'elle manifeste, elle demeure la même. Le contenu de ma conscience change. Ma conscience ne change pas.
Cette permanence est la base qui rend possible la reconnaissance de soi à travers le temps. Quand je me reconnais sur une photo ancienne alors que mon apparence a tant changé, c'est parce que, même sans m'en rendre compte, je reconnais que la conscience reste la même à travers les changements du corps et de l'esprit. La conscience transcende ce dont j'ai conscience. Découvrir ce fait est un éveil, car cela change mon rapport à ce dont j'ai conscience, et donc cela change tout.
Mais la conscience elle-même n'est-elle pas une illusion ? une déformation du réel ? une distorsion qui me fait croire que je reste le même, au-dessus des changements, alors que tout change, même la conscience de ce changement ? Cette impression d'être un "témoin" au bord de la rivière correspond-elle à la réalité telle qu'elle est ? ou bien est-ce une sorte d'effet spécial du cerveau, ou encore une croyance sans fondement ?
Telle est du moins l'opinion d'une partie du bouddhisme et aussi de bon nombre de scientifiques et de spirituels aujourd'hui.
Mais tous les bouddhistes n'ont pas toujours été de cet avis. Par exemple, selon Ratnâkara Shânti, un Bouddhiste du Xe siècle, philosophe et yogi célèbre, la conscience ne peut être une illusion.
En effet, explique-t-il, les contenus de la conscience, ce dont j'ai conscience, peuvent être des illusions. Peut-être que cette pomme n'est pas là, ou peut-être qu'elle n'a rien à voir avec ce que je vois. Peut-être que ma conscience de cette pomme est une construction sans rapport avec le réel, à des fins égotiques ou pour favoriser la survie de l'espèce.
Mais, poursuit Ratnâkara Shânti, la conscience elle-même ne peut pas être une déformation.
Pourquoi ? Parce que les conditions pour que l'on puisse dire qu'elle est une illusion ne sont pas réunies.
Quelles conditions ? La première condition pour qu'il y ai erreur ou illusion est la complexité.
Reprenons l'exemple de la pomme : ma vision de la pomme est complexe car elle contient plusieurs choses. Il y a la couleur de la pomme, sa forme, son parfum, sa texture... Puis il y a mes yeux et la partie de mon cerveau qui traite les données visuelles. Il y a ensuite l'éclairage, l'humidité, mon état de santé, et enfin mon état psychologique.
Or, chacun de ces éléments est une cause possible d'illusion, de déformation. Plus l'appareil d'enregistrement est complexe, plus les possibilités de déformation de l'objet enregistré sont nombreuses. Je peux avoir la jaunisse, être en train de rêver, avoir pris une drogue, être en pleine hallucination, fou, victime d'une illusion d'optique, etc. Donc ma vision de la pomme peut être très différente de la pomme en elle-même. Ce contenu de ma conscience, la "vision de la pomme", peut être une illusion car elle est réfutable. Il est possible que la pomme devienne un chat et que, de cette manière, je réalise que je suis en train de rêver ou d'halluciner.
Mais il n'en va pas de même pour la conscience, pour la conscience prise en elle-même, indépendamment des choses dont j'ai conscience, par exemple la pomme. Pourquoi ? Parce que la conscience est simple. Elle n'est pas composée de plusieurs éléments. Elle n'a pas de couleur, de forme, de structure, avec un devant et un derrière, une surface et une profondeur, etc. Elle est tout d'une pièce, pour ainsi dire. Comme l'espace, elle n'a pas de parties.
De plus, quand la conscience se connaît, elle se connaît sans séparation ni instruments d'observation : elle est ce qu'elle connaît. Dans la "conscience de conscience", il n'y a pas dualité, il n'y a pas distance ni séparation entre le sujet et l'objet, entre conscience et contenu de la conscience. Il n'y a donc pas d'intermédiaires. Et par conséquent, il n'y a pas possibilité de déformation. Pas de maillons qui pourrait transformer le résultat, puisque qu'il n'y a qu'un seul élément. Dans cette connaissance de la conscience en elle-même, par elle-même, il n'y a pas d'intermédiaires, pas de contenu.
La conscience sans objet ne peut être erronée, car elle ne porte pas sur un objet.
On répondra peut-être que rien ne nous prouve l'existence d'une telle conscience indépendante de tout contenu. Toute conscience n'est-elle pas "conscience DE quelque chose" ?
- Eh bien non. Il y a de la conscience qui n'est pas conscience DE quelque chose. Et cette conscience, nous en avons... conscience mille fois par jour. C'est, tout simplement, l'intervalle entre deux pensées, entre deux contenus. Entre la conscience de cette pomme et la conscience de cette poire, il y a un intervalle qui est conscience (je ne tombe pas dans les pommes ; ni dans les poires) et pourtant cette conscience n'est pas conscience DE ceci ou DE cela. Voici la conscience simple. Or étant simple, elle ne peut-être une illusion, une déformation de ce qui est. La conscience n'est donc pas une illusion.
Comme le dit un partisan de la philosophie bouddhiste selon laquelle la conscience est réelle :
"Certes les contenus de la conscience peuvent être irréels car ils peuvent être réfutés. Mais, selon la tradition [bouddhiste, en particulier yogācāra], la conscience pure est réelle, car il est impossible que notre conscience soit erronée, car elle est connue directement !", Jñānaśrīmitranibandhāvali, p. 368, Patna 1987
Pour se tromper ou pour être trompé, il faut, a minima, que le sujet et l'objet de la connaissance soient différents. Or, dans le cas de la pure conscience (prakāśamātra), de la "conscience de conscience", comme entre deux pensées, il n'y a pas cette différence.
Les contenus de la conscience peuvent donc être des illusions. Mais la conscience ne peut être une illusion. La conscience de la conscience, immédiate et simple, ne peut comporter aucune erreur, aucune déformation. La conscience, en ce sens, ne peut être une illusion, même si les contenus de la conscience peuvent être des illusions.