Ukraine en guerre : coming out de la Grande Russie

Publié le 11 mars 2022 par Sylvainrakotoarison

" Vladimir Poutine a assumé, sans exagération aucune, une responsabilité historique en prenant la décision de ne pas laisser la question ukrainienne aux générations futures. " (Piotr Akopov, le 26 février 2022, RIA Novosti).

On imagine mal la Russie ne pas réussir militairement, in fine, son invasion de l'Ukraine, puisque prudemment (et avec raison), aucun pays ami de l'Ukraine n'a voulu combattre à ses côtés, pour cause de force de dissuasion nucléaire. La question, c'est : en combien de temps et avec combien de centaines de milliers de morts ? Acte de folie de Vladimir Poutine ? En tout cas, le Premier Ministre israélien Naftali Bennett, qui est allé le voir le 5 mars 2022 à Moscou, assure que non, Vladimir Poutine n'est pas fou. Donc, il suit une logique, une logique implacable où les considérations humaines, la mort d'enfants, de femmes, de personnes civiles qui n'aspiraient qu'à vivre tranquillement, n'ont pas lieu (on ne travaille pas au KGB sans séquelles).
Certes, le peuple ukrainien fait preuve d'une exceptionnelle résilience, d'un exceptionnel courage, d'une exceptionnelle force de résistance, mobilisé par son Président Volodymyr Zelensky qui est devenu, grâce à Vladimir Poutine, un héros mondial. Le peuple ukrainien s'est soudé et on peut même dire qu'il s'est créé, il s'est fondé une légende, face à l'adversité et quoi qu'il advienne dans le futur, même avec une Ukraine militairement et policièrement russifiée, il y aura toujours, en Ukraine ou ailleurs, un peuple ukrainien qui réclamera sa liberté, son indépendance, et cela pour des décennies.
Politiquement, Vladimir Poutine a cependant échoué sur tout, alors qu'il avait construit patiemment, pendant vingt-deux ans, une sorte de respectabilité au point que même quand la Russie est en situation de guerre, un certain nombre de Français (entre autres), lobotomisés par les réseaux sociaux depuis une dizaine d'années et aveuglés par leur rancœur partisane voire leur rage extrémiste, préfèrent soutenir les intérêts de Vladimir Poutine contre l'intérêt fondamental de leur propre pays, même quand ce roitelet impérialiste menace la planète de guerre thermonucléaire (faut-il rappeler ce que signifie haute trahison ?). Il n'y a désormais plus d'ambiguïté avec Vladimir Poutine. Ceux qui doutaient ont maintenant la réponse : des bombes, des bombes sur les écoles, sur les universités, sur les hôpitaux, sur des quartiers résidentiels. Il n'y a plus de doute. Cet homme n'est pas fou mais froidement cruel, il agit selon une idée (fausse) de l'histoire (complètement revisitée) sans s'occuper du bien-être de son peuple et des peuples à l'origine amis.
Que pourrait faire Vladimir Poutine avec une Ukraine vide, vidée de son sang, vidée de son peuple ? Rien. Il se retrouverait avec un territoire, en ruines, qu'il a mis lui-même en ruines. Une victoire à la Pyrrhus. Et cette idée gravée désormais qu'il est devenu le danger du monde moderne. Même les Chinois commencent à l'analyser comme cela, eux qui ont besoin, au contraire, d'une très grande stabilité.
Toutefois, même militairement, Vladimir Poutine a manqué de discernement, de lucidité sur la réalité de ses troupes et de celles ukrainiennes : il était persuadé qu'il goberait l'Ukraine comme il avait gobé la Crimée en mars 2014 : en simplement venant sur place avec ses chars et en voyant le peuple les saluer pour sa libération. Quelle faute de jugement, qui va se coûter en plusieurs centaines de milliers de vies humaines, comme si la catastrophe humaine du covid chez lui n'était pas suffisante, il fallait en rajouter.
La preuve de ce manque de jugement est très bête : une erreur de programmation sur Internet. Un article de l'agence russe RIA Novosti a été publié par erreur le 26 février 2022 à 8 heures du matin sur son site Internet et il analysait les raisons de la victoire de la Russie sur l'Ukraine. La guerre n'avait commencé que le 24 février 2022 et l'article, préparé à l'avance, avait probablement été programmé pour le surlendemain, son auteur pensant que cette invasion serait une formalité (il faut aussi écouter les témoignages des soldats russes prisonniers et de leur mère, ils ne savaient pas qu'ils allaient faire la guerre à l'Ukraine, tuer des Ukrainiens, ils ne l'imaginaient pas, ils ne le voulaient pas).
Cette erreur de communication a été réparée très rapidement et l'article en ligne a disparu, faisant de son adresse l'habituelle erreur 404 du "il n'y a pas d'abonné au numéro que vous avez appelé" (le 404 est-il de nature "occidentale" ?). Pourtant, il a été "récupéré" et on peut le lire dans son intégralité d'origine à la fin de cet article. Mieux, la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), dirigée par le politologue Dominique Reynié, a décidé de le traduire en français (par Inna Uryvskaya) et de le mettre en ligne sur son site ( à ce lien) : la version russe permettra à tous les russophones de vérifier si la traduction française correspond bien ou pas à ce texte. La Fondapol étant un organisme de recherche, sa réputation scientifique est basée sur son sérieux intellectuel et pas sur un supposé militantisme partisan.

Ce qui est intéressant dans cet article, intitulé "L'avènement de la Russie et du nouveau monde", puant le nationalisme et le désir de revanche historique et signé par Piotr Akopov, un journaliste moscovite qui travaille depuis deux ans pour l'agence de presse, c'est qu'il dévoile toutes les intentions réelles de Vladimir Poutine (ici un peu prématurément, en vendant la peau de l'ours avant de l'avoir tué). L'occupation militaire de l'Ukraine répondrait au besoin poutinien de réunification des trois Russies : la Fédération de Russie (les Grands-Russes), la Biélorussie (les Russes blancs) et l'Ukraine (les Petits-Russes). Cette réunification répondrait ainsi à l'humiliation de la chute de l'URSS de 1991 (qui fut pour Vladimir Poutine un traumatisme dont n'est pourtant responsable aucun dirigeant extérieur à la Russie, insistons ! L'URSS a implosé, elle n'a pas explosé).
L'article dit en effet : " La Russie est rétablie dans son intégralité historique (...). Abandonner l'idée de cette réunification, laisser cette division temporaire s'installer pendant des siècles, c'est trahir la mémoire de nos ancêtres et se faire maudire par nos descendants pour avoir laissé la terre russe se désintégrer. Vladimir Poutine a assumé, sans exagération aucune, une responsabilité historique en prenant la décision de ne pas laisser la question ukrainienne aux générations futures. ". On peut aisément imaginer que Vladimir Poutine sera maudit par les générations futures pour avoir lui-même voulu désintégrer l'Ukraine.
C'est grandiloquent (Poutine est mon dieu), c'est aussi inquiétant, on parle de "question ukrainienne" comme on parlait, dans les années 1930, de " question juive" (il peut y avoir aussi une confusion dans la traduction, mais je ne le pense pas). En tout cas, on voit bien que les supposés prétextes de cette guerre sont bidons ("dénazification", etc.) et que c'est bien l'avènement de la Grande Russie qui est en cours. Encore une fois, cela fait référence aussi à la Grande Allemagne, celle qui a justifié l'annexion de l'Autriche, des Sudètes, de la Pologne... Pensons qu'avec cette logique, la Grande France pourrait aussi aller jusqu'en Russie, en reprenant, toujours l'histoire !, les conquêtes de Napoléon. Au moins, annexer la Wallonie puisque les Wallons sont francophones (autre raison identitaire utilisée par Vladimir Poutine).
On apprend surtout ce qu'on savait déjà. Le problème de la sécurité de la Russie n'est pas le plus important, explique ce journaliste très en vue : " La question de la sécurité nationale de la Russie (...) n'est pas la raison la plus importante. La raison principale est un éternel complexe des peuples divisés, un complexe d'humiliation nationale dû au fait que le foyer russe a d'abord perdu une partie de ses fondations (Kiev), et doit supporter l'existence de deux États, de deux peuples. ". Là, c'est très clair mais Vladimir Poutine a obtenu l'effet inverse : s'il n'y avait pas de peuple ukrainien (ce qui demande à être prouvé), en le bombardant, il l'a créé et jamais, plus jamais un Ukrainien ne s'identifiera à un Russe, un peuple martyr ne peut s'identifier à son bourreau. La déclaration de guerre à Ukraine est bien un acte historique de la Russie, mais pas dans le sens de la réunification, en actant qu'il y a bien deux peuples, deux États, deux nations. Une agressée, une agresseur.
Le langage est celui d'un nationalisme conservateur, celui de Ronald Reagan, de Donald Trump, d'une certaine mesure de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980 : " Il y a quinze ans, après le discours de Poutine à Munich, même les sourds auraient pu entendre que la Russie était de retour. " ("America is back", "La France est de retour", des vieux slogans des années 1980 dont le modèle paradoxalement, est bien les États-Unis !).
Après "l'Ukraine est russe", le journaliste parle d'une nouvelle perspective géopolitique et à ce titre, il se trompe en écrivant : " Si les atlantistes se réjouissent que la "menace russe" unifie le bloc occidental, Berlin et Paris doivent comprendre qu'ayant perdu tout espoir d'autonomie, le projet européen s'effondrera à moyen terme. ". C'est précisément le contraire qui va se passer. Oui, Vladimir Poutine déteste l'Union Européenne car il n'a rien compris à ce que c'était : une organisation de pays libres et indépendants, démocratiques et éclairés, qui souhaitent unir leurs forces volontairement, sincèrement et librement. C'est impossible à comprendre pour Vladimir Poutine où les ensembles nationaux ne peuvent être motivés que par la contrainte de la violence. Et c'est précisément parce que les États-Unis font défaut que les pays européens doivent ne compter que sur eux-mêmes pour se défendre sans aide américaine : et la menace est désormais réelle. Jusqu'au 24 février 2022, peu d'Européens y croyaient, mais Vladimir Poutine a su les convaincre. Maintenant, on réarme. Le Danemark, l'Allemagne, la France vont augmenter leurs budgets militaires. Les autres vont suivre. Si vis pacem, para bellum dit le proverbe.
Enfin, troisième et dernière partie de l'article prématuré, un nouvel ordre mondial en cours de gestation : " Un monde multipolaire est enfin devenu une réalité. Dans cette opération en Ukraine, seul l'Occident s'oppose à la Russie, parce que le reste du monde comprend parfaitement : c'est un conflit entre la Russie et l'Occident. ". C'est évidemment n'importe quoi.
Prenons d'abord deux mots. "Opération" pour ne pas dire "guerre", toujours cette propagande puante (et tuante : les morts s'entassent désormais, on ne peut même plus les enterrer avec un minimum de dignité tant ils sont nombreux). "Occident" : encore une fois, je ne sais pas ce que cela signifie. Si c'est un mode de vie, celui du monde de la consommation, le peuple russe est occidental. J'avais reçu une délégation de scientifiques russes dans les années 2000 et ils étaient heureux que je leur fasse visiter un immense hypermarché dans la région parisienne. Ils étaient émerveillés comme j'ai été émerveillé par la qualité de leurs travaux.
L'Occident, c'est aussi la Russie, ne pas le voir, c'est ne rien comprendre à l'évolution du monde. Vladimir Poutine est resté bloqué en 1991. Pourquoi y a-t-il eu des queues devant les restaurants MacDonald quand l'enseigne a annoncé qu'elle allait fermer ? On peut même dire que la déclaration de guerre à l'Ukraine pourrait être une bonne preuve d'occidentalisation de la Russie, "l'Occident" ayant sans arrêt, jusqu'en 1945, fait des guerres de ce type pendant des siècles et des siècles, mais il faut reconnaître que la guerre, c'est intrinsèquement humain, d'où que l'humain vienne.
Prenons maintenant le sens de la phrase : "seul l'Occident s'oppose à la Russie" ; c'est évidemment faux. À l'assemblée générale de l'ONU, le 2 mars 2022, c'était 141 États qui ont apporté le soutien à la résolution condamnant fermement l'invasion russe en Ukraine, et seulement 5 pays s'y ont opposé, 35 s'étant abstenus par prudence autant économique que diplomatique. C'est la communauté des Nations dans le sens large qui est horrifiée par ce qui se passe en Ukraine.
Et la conclusion : " La Russie n'a pas seulement défiée l'Occident, elle a démontré que l'ère de la domination occidentale mondiale peut être considérée comme complètement et définitivement révolue. ". Certes, je pense aussi que cette "domination occidentale" (qui reste encore à définir, j'insiste) est révolue, mais certainement pas par la guerre en Ukraine. Au contraire, la solidarité internationale montre que l'Ukraine n'est pas seule et le peuple ukrainien, contraint ou libre, selon l'avenir, n'aura qu'une seule idée en tête, se tourner vers l'ouest-européen, certainement pas vers ses bourreaux.
La domination depuis au moins une quinzaine d'années est chinoise et elle est de nature économique. On a bien vu, en mars 2020, au début de la crise sanitaire, à quel point notre perte d'indépendance industrielle, même sur des médicaments de base, même sur les masques chirurgicaux, était synonyme de domination mondiale de l'industrie chinoise. Les Russes n'y sont pour rien et si la Chine essaie de conclure de nouvelles relations avec la Russie qui est en situation diplomatique et économique de faiblesse, ce n'est certainement pas pour le bien de la Russie mais pour celui de la Chine.
Il reste que l'Europe du Président Emmanuel Macron réagit (en sommet ces 10 et 11 mars 2022 à Versailles), et va se donner les moyens de recouvrer sa souveraineté industrielle. Ce sera certainement sa principale préoccupation dans les cinq prochaines années s'il est, comme je l'espère, réélu dans quelques semaines. Et cela, aucun vrai patriote en France ne peut s'y opposer, à moins de vouloir voir la France et l'Europe s'effondrer, mais ce n'est plus du patriotisme, là, c'est carrément de la haute trahison.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 mars 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Ukraine en guerre : coming out de la Grande Russie.
Éditorial de Piotr Akopov publié le 26 février 2022 à l'agence RIA Novosti et sa traduction par Fondapol (2 mars 2022).
Robert Ménard, l'immigration et l'émotion humanitaire.
Ukraine en guerre : Emmanuel Macron sur tous les fronts.
Nous Européens, nous sommes tous des Ukrainiens !




















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