(Note de lecture) Marc Blanchet, Tristes encore, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


La structure du recueil est claire. Après un premier poème de trois pages, intitulé « Un début à tout », six sections d’une dizaine de pages chacune mènent à un dernier poème assez long, « Après les grands espaces ». Un trajet se dessine : alors que l’ouverture, par son titre, suggère une aurore du monde et de soi, la fin annoncerait un repli vers une zone réduite. Ceci dit, ce « début à tout » n’est pas si euphorique. On peut l’entendre aussi à la manière d’un constat teinté de fatalisme, comme la formulation elliptique d’un « il faut bien un début à tout ». C’est, en l’occurrence, une conséquence de l’instabilité humaine : « Une vérité de paille l’homme. / Toujours en route / Jamais chez soi. » En quelque sorte, nous serions ainsi condamnés à toujours être au début des choses. Et, en même temps, à toujours devoir se confronter à leur fin : « En somme / Ma vie va et vient. / Aller revenir / Vivre tenir. » Reste à savoir comment faire avec cet infini recommencement et cette inlassable dispersion que le recueil de Marc Blanchet cherche à cerner. Le dernier poème semble conclure avec une certaine modestie par un apaisement trouvé dans le « peu de poids », le quasi-rien de l’herbe : « Après les grands espaces / Ces prétentions en soi / Qu’on vient caresser de mots / Eh bien après il y a / L’heure précise du poème. // Ma main posée / Sur des brins d’herbe / Et c’est le soir. »
Tout au long des six sections est décrite la confrontation aussi douloureuse qu’ironique avec la perte, l’oubli et la ruine. Un geste, un élan, un désir, en bref tout mouvement parvient aussitôt au bord de l’effacement. Si l’homme s’agite (« Frappés de notre seule vérité / Nous en multiplions les apparences. »), le temps se charge de rendre cela vain, du moins bien fragile : « Ici de fait / Dans cette vie basse / Ce ne fut pas l’âpre modernité. / Plutôt soi tantôt écrit tantôt effacé / Par l’indifférence d’un siècle. » Cette disparition infuse la langue et les yeux. Ce qui est vu s’en va : ainsi du « trajet d’un rapace », des « prairies » de l’hiver, d’une « barque mauve » au loin, du regard lui-même et de la vie qu’il porte : « Des vies à suivre – un train / Mon regard – où s’en est-il allé ? ». Et la langue ? Si elle fixe quelque chose de la vie, sans délai elle s’en trouve exilée. Se formule donc ce constat amusé d’un échec : « Je laisse trois tonnes de pages et ne retiens / Que l’après-midi pluvieux où je disparus. »
Le titre, Tristes encore, s’entend certes comme un hommage à Ovide, à Mandelstam, tous deux cités en épigraphe, mais l’adverbe encore dit aussi la distance comme la lassitude envers cette tristesse. D’abord parce que l’élégie n’est pas naïvement sentimentale. Aucune larme en effet : « Ne pleurez pas ces décombres / Il faut sans cesse cela ». Ou si larmes il y a, elles sont « closes », retenues, délimitées : elles ne s’épanchent pas, déjà sèches. Elles sont nettement refusées : « Ce fut quoi cette vie ? / Un soulèvement de larmes ? / – Non, plus sec que cela. / Une voix prise à la gorge / Par un lyrisme débile ? / – Sûrement ce ridicule-là. » Ensuite, parce que le rire exprime aussi un chagrin qui a su faire sien la vanité des choses : « Je suis l’herbe qui plie / L’objet risible du Temps. »
Plus que cela encore : au-delà des effacements, des sentiments et sensations fébriles que les poèmes tentent de saisir, l’écriture revient à la tristesse parce que se joue à cet endroit quelque chose d’essentiel à la poésie et à la vie. Le mouvement du dernier poème le suggère : « Dehors ne s’atteint pas. / Les formes se dérobent. / Les voix se fendent. / Les fins ne se connaissent pas. » Une évidence à nouveau répétée : les choses du monde nous échappent. C’est cette limite de la connaissance et de la perception qui détermine une langue proprement humaine. Mais les deux derniers vers sont d’une brutalité peut-être bien heureuse : « J’ai une langue. / J’ai. » Bien sûr, les disparitions, l’étiolement, la ruine, en somme la mort se rappelle constamment à nous (« Aux morts la vie / M’ajoutera sans ciller. »). Mais voici donc une fin de recueil qui, plus que d’affirmer un « je suis », autrement dit la prétention d’exister, préfère proposer la nécessité du poème (« J’ai une langue ») et de l’action : dans ce « J’ai », on entend l’écho de la phrase précédente, la révélation certes déjà atténuée de posséder au moins la capacité à dire, et on soupçonne un participe passé effacé, une action réalisée et oubliée peut-être, réalisée néanmoins.
Antoine Bertot

Marc Blanchet, Tristes encore, Le Manteau et la Lyre, Obsidiane, 2022, 80 p., 12€

Extraits :
Je me tiens coi contre le mur.
Devant moi : l’horizon
Une fois passée la haie.
Je ne songe plus à l’espace
Les eaux
Sans cesse dépliées
Les terres
Multipliant leurs méandres
Les créatures troublantes d’humanité.
Je me tiens coi contre le mur.
Je ne songe plus à la distance
Le mètre mesuré les mètres endurés.
J’entre dans la chambre.
J’écris ces mots au beau milieu du temps.
Tente de les faire verser hors de l’oubli.
Tout se disperse en lettres.
Adressées de ci de là.
Adressées à personne.
Je quitte la chambre.
Devant : la haie.
Derrière : l’horizon.
Je me tiens coi contre le mur.
*
Il n’y a pas de mots anciens.
Juste de molles préciosités
Des maîtres en quête d’autorité.
Et l’ignorance qui hoche de la tête.
De préférence
Naître parmi rien.
Avoir juste le vocabulaire du pauvre
Et des trésors à brûler.
(p. 64-65)