Dès la première lecture du livre j'ai sans cesse pensé aux notions d’équilibre et de déséquilibre. Et grâce à lui, tout modestement, la Belgique est à nouveau ce petit pays aux frontières limitrophes avec le vaste monde… Que Tintin et Milou partent loin pour vivre l'aventure ! Muriel Claude fait de même : elle s'en va au Japon par cet art floral ancestral, jusqu'aux confins d'un presbytère ardennais, d'une étable, d'une escarpolette ou dans une cave en bordure d'un jardin citadin. Je garde souvenir que les lieux sont dits avec précision.
Et la poésie, est-elle aussi affaire d'arrangement ? Certes, j'enlève j'arrache je coupe je taille j'élague le trop, le superflu...
Équilibre / déséquilibre ? Voici un livre mêlant poèmes et proses, et le rythme de lecture en est tout différent, ça se lit vite ou lentement, démêlant la pensée ou articulant la voix comme une enfant qui égrène un vieux refrain.
Et persiste tout le long du livre (et de là vient sa réussite, selon moi) comme l’omniprésence d'une voix-off, d'un hors-cadre.
Étant vieux-jeu (ou old style, comme on dit de nos jours), face aux poèmes je suis en quête d'émotion – pourquoi le cacher après tout ? Chez Muriel Claude, l'émotion vient abruptement, en particulier par ces poèmes où il nous semble entendre la voix d'une enfant, d'une fillette... Enfance, petite enfance, est-il vrai que tu recèles bien des violences ?
Équilibre / déséquilibre ? Où se niche ce qu'on cache ? Tout ce qui est tu et que jamais on ne dira ? Faut-il trancher, préciser ou rajouter ? Ces questions ont en elles-mêmes un arrière-goût amer.
Car le poème évoque aussi l'art du recadrage et de la reprise, comme la tentative de « dire » les fugaces images captées par une aïeule avec une caméra antédiluvienne (en comparaison aux nôtres, les soi-disant modernes).
Équilibre / déséquilibre ? D'un côté la bouse de vache souillant l'étable, de l'autre cet Extrême-Orient purement imaginaire d'un bouquet de guingois fait de trois fois rien.
La force de Muriel Claude ? Ses poèmes n’effacent pas le récit du réel.
Comment fonctionne ici le recadrage du poème ?
Par la redite, la ritournelle, la répétition – et son effet magique est immédiat.
Équilibre / déséquilibre ? Ce sentiment frustrant d'entrevoir une photo volontairement floutée, floue, brumeuse – ou a contrario, la vision nette et rapide d'un détail, d'un contour, d'une silhouette, d'un nom propre.
Pourquoi la simple évocation d'une voix d'enfant est-elle le « Sésame-ouvre-toi » de tout un univers ? Ces poèmes de Muriel Claude je les relirai encore.
Il y eut donc (avant même sa conception et sa venue au monde) une autre Muriel, une autre qui était donc « une autre » sur un écran de cinéma.
Constatons ce fait plutôt rare, et même exceptionnel : Arrangement floral est aussi un livre pratique, ces poèmes contiennent le va-et-vient ou le savoir d'un apprentissage. Serait-ce le terroir belge qui veut ça ? Face aux leçons de l'Ikebana, comment ne pas songer à la célèbre collection Marabout-Flash, devenue aujourd'hui un must du vintage ?
Moi qui suis par tempérament complètement hermétique à l'attrait de la japonaiserie, j'avoue que le livre de Muriel Claude m'a... comment dire ? Ces pages sur l’art savant, abscons et byzantin de « marier des fleurs » m’ont ému et intrigué.
Équilibre / déséquilibre ? D'un côté, ce qui est susceptible d'être transmis, et nécessitant obligatoirement une initiation ; de l'autre, l'indicible : ces zones d'enfance aux sensations bizarroïdes, biscornues, auxquelles la parole n'a accès que par la poésie. Et voici que le poème, vaille-que-vaille en un geste naïf et intrépide, noue un pacte avec les mots, les silences, l'image qui s'efface.
Antonio Moyano
Muriel Claude, Arrangement floral, Flammarion, collection Poésie, 2022, 110 pages, 17 €.