Il y a trois ans, le 3 mars 2019, mourait Antoine Emaz. Je lui ai rendu un hommage personnel ce jour-là, sur le site. (Lire cette note)
Je souhaite aujourd’hui continuer à compléter cet hommage par des extraits de ses livres, ce qui est au fond la plus belle façon de rendre hommage à un écrivain, de faire vivre la présence de son œuvre et de lui être fidèle.
Après de substantiels extraits de ses livres de poèmes dans l’anthologie permanent, je propose aujourd’hui d’autres extraits, issus cette fois de ses livres de notes.
Extraits de lichen, lichen, livre qui a été récemment réédité par les éditions Rehauts, après la première édition de 2003.
Méthode. Commencer peut-être par saper la confiance en soi, se vider, réduire la vanité, ne plus savoir. Écrire. Ensuite, casser l’écrit, et trouver dans les miettes qui restent de quoi encore écrire, parce que ce sera ça ou rien. Là, on commence d’ordinaire à arriver sur zone.
(p. 15)
Critique... cela veut dire que l’œil est tourné contre soi et vise à faire sauter le petit habitacle de tête. La critiques est intéressante pour sa capacité de destruction ou, plus gentiment dit, de questionnement.
Il faut en finir avec un poétique gluant, repéré d’entrée parce que c’est fait pour ; en finir avec l’aseptisé, le clinique, le techniquement parlant parfait. Que la musique soit métrée ou dissonante m’importe peu si elle révèle une voix, une main, une mémoire et un désir.
(p. 20)
Je veux écrire la poésie du banal, mais non pas horizontalement comme certains poètes du quotidien, plutôt verticalement, c’est-à-dire ne rien renier du banal sur les plans de l’expérience ou de la langue, et puis creuser. Je fore dans l’habituel, le repérable, le déjà-vu, bref le commun, jusqu’à ce qu’il rende une forme de profondeur. Creuser dans le cliché comme dans une dent, jusqu’à ce que cela fasse mal et que l’expérience redevienne sensible.
(p. 63)
Antoine Emaz, Lichen, lichen, Rehauts, ici édition de 2003 pour la pagination.
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Extraits de Cambouis, publié au Seuil en 2009
Un poème c’est de la langue sur une émotion qui rend muet. Il va contre ce mutisme, il est donc bien un exercice de lucidité, d’élucidation. Par les mots, je retrouve un peu prise sur ce qui oppresse. Par les mots, je me décale, je prends un peu de distance, je ne suis plus complètement dedans. On écrit sans doute moins pour ne plus avoir mal que pour comprendre de quoi on souffre exactement.
(p. 8)
Je ne peux comprendre une poésie sans émotion parce que l’ennui me saisit immédiatement, autant que le sentiment du dérisoire. C’est bête à dire, mais il faut qu’un livre me touche, qu’il me donne un surcroît de vivre autant que de langue, sinon pourquoi veut-il me voler mon temps ?
(p. 11)
La langue est inerte. Mon travail est de l’électrifier, de produire des champs de force, à l’intérieur. Ce n’est pas la pensée qui bouge la langue, c’est la vie. Le poème est ce contact premier entre exister et parler, entre émotion et langage. La pensée ne peut naître que lorsqu’il n’y a plus d’émotion : elle n’est pas poésie.
(p. 12)
De l’urgence d’une poésie qui ne triche pas, c’est-à-dire qui ne réduise pas. Voilà le défi. Inventer des formes capables de résister au poids de la réalité. Mais ces formes, très vite, si on ne les casse pas, s’autonomisent, ne s’intéressent plus qu’à elles-mêmes. Accepter le côté dynamique de la réalité autant que son côté répétitif : oser ressasser, oser du neuf, le risque est égal.
(p. 15)
Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, collection « Déplacements » dirigée par François Bon, 2009.
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Extraits de Cuisine, paru chez Publie papier en 2012 ;
Images diaboliques, tentatrices, celles que l’on est trop content d’avoir trouvées, qui sonnent bien, qui estampillent poésie au point que l’on ne peut se résoudre à les lâcher et les envoyer à la poubelle. Alors que c’est pourtant ce qu’il faut faire pour que ne reste que ce qui doit rester.
(p. 87)
Cela ne m’intéresse pas de me raconter : le poème n’est pas une confession, il est l’expression d’une émotion, d’une expérience qu’il va rendre (idéalement) équidistante de moi et du lecteur. Je fais un travail de mise à distance, sans rupture, et le lecteur fait un travail d’approche, sans rupture non plus. Ensuite chacun peut retirer ses billes, s’il le souhaite, si ça brûle ou gèle trop.
(p. 123)
Directement par l’écriture, ou indirectement par la lecture, il s’agit toujours de se rejoindre, de s’éclairer. La littérature est bien moins une affaire d’évasion que de lucidité.
(p. 209)
Antoine Emaz, Publie papier, 2012.
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Extraits de Planches, Rehauts, 2016
Dans mon travail, je vois d’abord l’humain, l’expérience : le poème est toujours un vecteur, un porteur, un médium... Mais si j’ai choisi le sherpa poétique, plutôt qu’un autre, c’est parce que je crois qu’il est seul capable de porter une telle charge. Je n’idéalise pas la poésie ; elle reste un genre littéraire, si cette notion signifie encore, capable de s’aventurer le plus loin possible dans l’expression de vivre.
(p. 60)
Ce n’est pas compliqué : plus la pente est facile, plus tu verrouilles, suspectes, vérifies, deviens prudent, méfiant, circonspect... Bref plus ça va, moins tu dois te laisser aller. Cela peut paraître perturbant d’appuyer à la fois sur l’accélérateur et sur le frein, mais c’est ça. En évitant de casser le moteur. Filer et piler. Après, reste un problème d’exactitude de trajectoire, mais tu as tout le temps pour corriger.
(P. 98)
Antoine Emaz, Planches, Rehauts, 2016
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Un extrait de D’écrire, un peu, paru en 2018 chez Aencrages & Co
Travail sur la langue, travail sur soi. La technique reste vaine seule, sauf à réduire la poésie à un arrangement de mots, ce qu’elle est, mais pas seulement. Lorsque du Bouchet écrit dans Air, « j’ai cessé de m’aimer », il indique non pas une impossible séparation d’avec lui-même mais du libération du « moi, moi » qui encombre, empêche. Le poète peut aller alors au réel et le poème aller vers l’autre, tenter de créer un espace pour une parole commune, humaine, sortir de la langue sociale aliénée, tout autant que d’une langue qui serait collection de soliloques. Pour lui, cela passait par ce travail de dépossession.
Dans une démarche différente mais pas opposée en ce qui concerne let ravial sur soi, Cela dans Renverse du souffle : « Tenir-debout-pour-personne-et-pour-rien. /Non-reconnus, / pour toi / seul. «
Dans les deux cas il est clair que la « la poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » (Reverdy)
Antoine Emaz, D’écrire un peu, Aencrages & Co, 2018.