(Note de lecture) Les Carnets d'Eucharis, sur les routes du monde, vol. III, par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé


Les carnets d’Eucharis (sur les routes du monde # 3)

Une fois de plus, explorons la magnifique revue toute en nuances de Nathalie Riera et de ses complices dont le sous-titre promet une pérégrination « tous azimuts ». Confrontons-nous à une mondialité affranchie des affres du mondialisme. L’édito convoque les écrivains-voyageurs, d’Homère à Sylvain Tesson en passant par Chateaubriand, Jack London, Nicolas Bouvier, Kerouac, Jacques Lacarrière. Peinture, arts visuels, danses des mots et des corps nous invitent à suivre ce mouvement perpétuel dans les pas de Pina Bausch avec son Tanztheater, de Pippo Delbono, ce « poète intranquille de la scène » ou d’Ilse Garnier à laquelle se rattache d’emblée le nom de spatialisme. On apprend combien l’Afrique lui fut source d’inspiration autrement qu’à travers « un monde exotique ou un réservoir de motifs pittoresques ».
Il y en a comme à l’accoutumée pour la détente et l’érudition, dans l’idée que l’un ne va pas sans l’autre pour peu qu’on veuille se refaire une santé culturelle par les temps qui courent sans se retourner. Rythme et mesure et liberté créatrice extatique ne s’opposent pas, bien au contraire.  
Ainsi l’invitation au voyage se fait aussi par le poème. Chez Irina Bretenstein avec sa « symphonie des comètes », Michèle Kupélian ou Naomi Shihab Nye et Patrizia Valduga (respectivement américaine et italienne). On le sait, la traduction est chère à la revue. Martine Konorski consacre un superbe dossier à Kathleen Raine, poétesse britannique (également critique et essayiste) disparue en 2003 (« Poetry is what makes us human »). Armelle Leclerc, quant à elle, s’entretient avec Camille Loivier, sinologue, poétesse bien vivante, entrée en poésie précisément par le chinois. N’oublions pas Gérard Titus-Carmel qu’on connaît comme poète, moins comme « orfèvre diplômé de l’école Boulle ! », ayant écrit par ailleurs sur nombre d’artistes et de poètes.
On profitera du « micro-chantier chorégraphique » (prière de garder l’équilibre) d’Estelle Ladoux guidant votre chapeauteuse en chef (car il n’y a pas que Jean Petit qui danse) sous l’objectif de Zagros Mehrkian. Parfois, il arrive que le mot rafale recouvre une réalité bienfaisante, au service de la beauté. En noir et blanc et couleur s’il vous plaît. Estelle Ladoux et Zagros Mehrkian, deux personnages aux travaux plutôt impressionnants, chacun dans son domaine et son style.
Dans ClairVision « Ici, la vue est dégagée » par Richard Skryzak. Il s’entretient avec Dominique Pautre, peintre dont on peut découvrir le travail dans les pages suivantes. « Le peintre et le vidéaste nous invitent à la "mise en pièces" de la peinture. » L’entretien creuse, soulève, érige des ponts entre les différents médiums, répond et ajoute à nos interrogations, s’aventurant sur les terrains du cinéma, de la philosophie et de la poésie. Concernant la peinture, Dominique Pautre affirme : « on notera la hiérarchie de type féodale… couleurs primaires, secondaires, tertiaires ». A méditer.
Nathalie Riera signe le « Portrait d’une critique en dissidence », nommée Carla Lonzi (1931-1982), figure du féminisme italien des années 70, « historienne de l’art et initiatrice de la "pensée de la différence" » dont « le projet est de défaire l’autorité de la critique, estimée comme (…) une forme de médiation qui intellectualise l’art ». Visée (en grande ouverture et vitesse lente) sur la place de la femme dans la société d’une part, mais aussi celle du féminisme. Féminisme que juge Renée Fregosi de nos jours de « victimaire, puritain et essentiellement sexiste » et Elisabeth Badinter de « néo-féminisme guerrier » à même de nous mener tout droit à un « monde totalitaire ». Ça fait du bien de sortir… du débat idéologique au profit des vraies questions sociétales.  
Ça fait du bien de sortir sur les routes du monde, là où les différences culturelles se rejoignent par des valeurs universelles. « Maîtriser l’usage du monde » pour les besoins économiques à l’époque de Cartier, de Marco Polo ou d’Humboldt peut-il désormais s’apparenter au tourisme dans un rapport à « l’Autre sans sombrer dans l’ethnocentrisme » ? Ecrivains voyageurs ou voyageurs écrivains, tous ont cherché se (re)connaître dans cet Autre à l’autre bout du monde. Victor Segalen a « étranglé (s)a peur du réel » tandis que Lorenzo Pestelli aura eu le sentiment de réaliser tout au long de sa courte vie un « contre-voyage ». Jack London recherchait dans ses aventures le contexte ayant marqué son enfance miséreuse et déchirée. Joseph Conrad, Stevenson, Alexandra David-Neel, Romain Gary, Sylvain Tesson, « à pieds, à vélo, à moto, en bateau ou à cheval » (comme ce dernier, toujours à pied d’œuvre), quelles que furent leurs motivations, n’ont-ils pas tous cherché aussi à dépasser le mythe et la légende afin de combler, sinon leurs failles, leur imaginaire terrestre ? Saluons au passage cet article de Patrick Boccard citant Bruno Latour sur la question de la viabilité du monde pour nos enfants au-delà de nos rêves d’escapades. A l’heure de la standardisation généralisée, où l’on tente d’uniformiser en masse la pensée, comme si notre confinement en cours avait aggravé cette contrainte, il reste encore tant de choses à voir, tant d’humanité à connaître, à éclairer et échanger à l’aune de la diversité et du pluralisme, tant de l’esprit du monde à fréquenter. « Voyage, voyage, ne t’arrête pas ! »
Mazrim Ohrti
Les Carnets d’Eucharis, sur les routes du monde, vol.III, novembre 2021, 230 p. dont un cahier visuel de 8 p., 26€ (port compris), site de l’éditeur