Nos silences animaux se compose de dix-neuf poèmes aux agencements aussi divers que rigoureux. On pourrait presque parler d’une publication impromptue, d’une respiration inattendue dans l’œuvre en cours de Serge Ritman, tant ce livre de poèmes et d’images semble tirer sa force d’une économie de moyens qui contraste avec la volubilité des précédents ouvrages (par exemple, Dans ta voix, tous les visages disent je, Tarabuste, 2021). Introduit par des citations de Benjamin, Éluard et Rilke, le recueil s’attache les services d’un étrange totem, ou plus exactement d’un singulier animal – mot à saisir ici comme l’obscurité du corps-langage, la part d’inconnu déterminant nombre de nos mouvements de vie, routiniers ou rebelles.
Cet « album » (p. 13) s’ouvre sur une sorte de notice intitulée sans explication : avec relation, texte introspectif qui permet d’entrer dans ce « livre fait mains » (p. 13) au moyen d’un retour en arrière : il y a de l’écrire et du dessiner, soit de multiples expériences, au commencement de Ritman, l’homme à rythmes. Travaillant l’intuition d’une part animale associée au vivant qui nous déborde jusque dans le langage, le risque était réel pour le poète de « retomber dans une mare de clichés » – alors que le projet est bien de « faire tout contre » (p. 13) l’existant, le déjà-dit. En l’espèce, Ritman est aidé par des dessins – le bestiaire de Laurence Maurel – qui lui font dire : « heureusement avec dessiner j’ai écrire qui sait laisser aller avec » (p. 13). Il s’agit bien ici d’inventer une « prosodie visuelle », une « pelote » (p. 13) relationnelle. Écrire et dessiner ne diffèrent en rien car appelant respectivement et ensemble à une réénonciation permanente, « une ronde de mains qui se tiennent pour tourner, tourner et bondir » (p. 14). D’une certaine façon, le répons texte-image vient illustrer cette « prosodie de la relation » (p. 14) au cœur de la recherche poétique de Ritman. Parvenir à « faire voix » (p. 12) requiert une manière spécifique de faire image et langage, double articulation soumise aux fluctuations d’une énergie organique, celle-là même qui pousserait à se défaire de nos silences animaux.
Cette « prosodie de la relation » ne peut d’ailleurs qu’« aller bondissant » (p. 14), ce à quoi entraine la lecture des poèmes qui constituent la suite du recueil : dessiner et dire comme expérience commune d’une « trace bondissante » (p. 11) sur l’espace de la page et bien au-delà. Bondir est sans aucun doute le maitre-verbe de l’ouvrage. Déjà présent dans de précédents livres, le mot prend ici une force nouvelle, acquiert au fil des occurrences une indépendance qui lui confère une puissance notionnelle. Le montage de Ritman ordonne ces « mouvements de parole » (p. 12) qui naissent de toute activité humaine. Écrire, peindre, mais aussi jouer, apprendre, aimer, vieillir, ce serait répondre à des « sollicitations » pas comme les autres, « engageantes sans vraiment savoir » (p. 11) et qui aboutissent toutes à dire, et donc à rompre cette propension au silence. Accepter ce principe créatif d’un laisser faire/dire marquerait l’entrée dans le domaine du bondir.
Faits d’humour et d’humilité, les autres poèmes du recueil engagent cette poursuite en couleurs, en lumières. Ritman met au jour tout un parcours d’expériences autour du déborder et du rebondir – jusqu’à des « bambineries » (p. 23) plus ou moins situées dans le passé de la vie-école. Alimentant les allers-retours de la boite à crayons à la boite à rythmes, débordements et rebondissements vont de pair chez Ritman, cela peut-être depuis le commencement – « (…) je sais depuis longtemps que l’animal me déborde » (p.12). Au final, on est face à du racontage brut. Toutefois, écrire avec les coudées franches, cela ne signifie pas courir après l’« instinct » ou le « naturel » – deux mots vite écartés par Ritman – mais plutôt chercher à atteindre « le galop de l’inconnu » (p. 12). Cet inconnu n’est pas fait de mystère, il agit sur le langage comme un crible anthropologique, il est ce qui oblige le poème à être l’invention d’une relation en actes. Le bondir serait alors, chez Ritman, plus qu’une impulsion d’écoute ou d’écriture. Il désignerait davantage ce transsujet qui traverse littéralement peinture et poème, corps et langage, je et tu : « tout ça nos voix / dans des sens qui courent / le monde en pluralité » (p. 15). Une énergie de la signifiance, un besoin d’entendement de tout le langage – « l’obscurité de nos animaux » provoque un « travail jubilatoire » (p. 15). Les attelages verbaux du poète (« dire bondir », p. 15, « partir bondir », p. 19) font écho à cette primauté des dimensions expérientielle et relationnelle du langage. Si Ritman dit « à travers des bondir » (p. 20), il n’est toutefois pas dupe des difficultés d’une telle entreprise poétique. Par exemple, dans pour dire quoi, le discours est dominé par la linéarité, borné par des signes. La lassitude se conjuge avec la colère. Il ne semble pas toujours facile d’entendre ce qui parle dans et par nos voix quand ce qui dominerait l’époque serait seulement de l’ordre d’un « art de voir » (p. 21) – non sans rapport avec toute une société du texte à laquelle le poète cherche à échapper : c’est mal barré ton orange, titre-t-il plus loin (p. 31).
Sans vouloir trop en dévoiler, on indiquera qu’un poème irradie la seconde partie du recueil : Si la rage poétique (p. 35) s’installe comme un temps d’arrêt réflexif, presque un ultimatum. Ritman en profite pour se rafraîchir la mémoire autant que pour s’éclaircir les idées quant à une vie en partie consacrée au poème. Le si est probablement double, exprimant à la fois la condition d’une poursuite d’activité et l’insistance avec laquelle il s’agit de s’abandonner à des essais de voix. Rappelant que toute parole est « éclair d’œil » (p. 40), Ritman relance son recueil en persévérant, c’est-à-dire en continuant sur sa proposition d’emprunter des « yeux énormes de bêtes » (p. 45) pour guetter ces phrases qui dévalent ou remontent la vie. À cette « allure animale » (p. 63), la fin du recueil arrive vite. On réclamerait encore « des trouées des clartés » (p. 15), d’autres poèmes faits pour saisir des mouvements vitaux sans rien ajouter ni dénaturer. Mais le « dire bondir » de Ritman, c’est probablemenent déjà d’autres livres à venir…
Olivier Mouginot
Serge Ritman, avec des dessins de Laurence Maurel, nos silences animaux, Éditions Collodion, 2022, 68 p., 12 €
Extrait :
dire bondir tu jubiles sautes et te jettes
l’âme le cœur avec c’est tout le corps suit
et c’est l’air l’île les étoiles en nuit rouge
jamais pour retomber sur pattes ou cartes
tu sautes dans tomber à la vie insensée
à la mort peaux-rouges nos voix muent
m’hurlent toujours des gestes sans savoir
quand bondir avec notre inconnu pousse
ton petit diable ma bête c’est je-tu vers
nos animaux
(p. 29)