Aime-moi, dit-elle
Howard Barker est un célèbre dramaturge anglais, né en 1946, il est également peintre et poète. Les éditions Théâtrales qui publient son œuvre nous donnent aujourd’hui à lire un long poème, She At 80 Still So Very/Elle à 80 ans toujours si tellement, dans la traduction de Pascale Drouet, spécialiste de littérature anglaise et de Shakespeare en particulier.
Cet étrange poème qui se déroule sur 40 pages (80 avec la version bilingue) raconte la passion d’un vieil homme pour une femme plus âgée que lui, mariée.
Le sujet est original et plus encore ce désir physique qui étreint les corps mais aussi tout le texte. Le ton est donné dès le deuxième vers : « la différence est l’essence même de ta vie » se dit l’homme à lui-même, ce à quoi la femme lui répond : « ce que tu décris s’applique/à moi aussi. » Voilà les choses posées. On sait déjà que ce qui va se passer ne sera pas commun, et que ces deux personnages (bien sûr ce poème pourrait être transposé en pièce de théâtre mais Barker a choisi la forme poétique) dont on ne connaîtra pas les noms ne vont pas vivre une chose ordinaire. L’enjeu est simple : amener cette femme âgée, mariée, à se donner à cet amoureux mais contrairement aux apparences, c’est elle qui mène les choses. Le fera-t-elle, choisira-t-elle ?
Retour à l’enfance, description de cette femme aimée, avec son corps âgé, magnifique de rides et de plis. Ce qu’elle ne dit pas est au moins aussi important que si elle le disait (« mon mari est un homme gentil ») et l’homme le sait. Ils s’aiment. Elle s’exprime peu mais son corps lui est intensément présent, aussi fortement désiré qu’un corps de jeune fille (« je ne renoncerai pas à un seul baiser/de celle qui est assise à mes côtés »), et ce corps vieux lui aussi désire l’homme. Ils sont au bord de la mer, la Manche, dans une voiture. Elle a un caractère fort, elle n’est pas forcément gentille, elle est autoritaire et elle est vieille. Mais ils vont s’aimer comme tout le monde, comme n’importe qui, comme des ados, comme des amants. Ce long poème narratif explore ces vies vers la fin qui pourtant sont toujours pleines de désir. La police sociale les guette, ils n’en ont cure.
Le texte parfois durassien mais en un peu plus lyrique se finit sur une énigme.
Outre ce sujet qui gêne encore aujourd’hui (la sexualité des personnes vieilles), la crudité sans aucune vulgarité des scènes d’amour, c’est un texte fort, écrit par l’homme, fou d’amour, lui aussi vieux et conscient des corps, des chairs, de la chevelure et du cerveau de cet âge.
Il serait beau d’entendre ce texte sur scène.
Il est beau d’avoir pensé à dire l’amour, « à 80 ans et toujours si tellement ».
Isabelle Baladine Howald
Howard Barker, Elle à 80 ans et toujours si tellement/She At 80 Still So Very, traduction Pascale Drouet, édition bilingue, éditions Théâtrales, collection « Lisières », 2022, 90 p, 16 €
Voilà le doute qui l’ébranle
sa bouche qui se défait
ses yeux qui se plissent
comme si l’âge ne l’avait pas raidie
qu’elle était de l’argile humide entre
les mains du manque et du jamais connu
elle rien d’une écolière submergée de baisers
ou d’une mère troublée par le regard
insistant effronté d’un étranger
mais dans sa neuvième décennie
résignée à la répétition et à ses
promesses fades
avoir écrit au plus profond de ce
visage déjà écrit
je m’en émerveille