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Le pays derrière les larmes

Publié le 07 mars 2022 par Pralinerie @Pralinerie

Avec ce recueil de poésies choisies, j'ai plongé dans le monde de Jean-Pierre Lemaire. Un monde imprégné du soleil, celui de l'Italie, de Menton, celui de l'enfance. Un monde chrétien aussi avec ses passages évangéliques, ses rosaires, ses miracles. Un monde où les mots semblent simples et accessibles mais renferment un sens secret, un sens à découvrir.

J'en ai aimé beaucoup, je vous livre ces poèmes :

Préface
Le vent dégage au-dessus du temps minceoù la rivière continue à jouer aux dés sans lever les yeuxles flancs irrévélés de l'éternitéle blanc qui résume le prisme incandescent de la terreles montagnes qui vibrent dans l'air d'été comme tes premières lettrestracés d'un bout à l'autre sur la ligne du hautinaugurant solennellement le cahier d'écritureTu as désormais la page entière devant toiet tu réentends derrière ton épaule les sages voix qui t'ont appris à liretressées avec ta propre voix pour épeler la viedans cet alphabet aux couleurs bouleversantesoù les lettres n'ont pas toutes le même âgeet suivent les pleins, les déliés des joursle pâté du petit bois, l'accent du toit rougel'initiale droite du clocher et les italiques frissonnantes des noisetiersLa terre a si longtemps gardé tous ses mots dans la boucheavec les cailloux de l'Arve, en apparence incapable d'articuler son vœu profond, sa parole humainel'écume des neiges aux lèvres : elle s'exerçaitpour les prononcer clairement aujourd'huien sommets, en arbres, en hommes distinctset tu es l'un d'eux, toi aussi, en paix avec le paysageayant enfin appris leur nom et le tienTu démêles dans ta voix le fil d'or, le fil d'argent, le fil d'azuret la veine silencieuse de la Sagessecomme la ligne pâle des anciens cahiers :Quand tu chantes on doit les entendre tous
Mer bleu sombre, inentamabledont le mouvement ne dévoile riencomme la femme qui a dit nonet redevient dans tous ses gestesautonome, ignorante, étrangèreantérieure à la question même
Quand on longe les murson trouve un jour des hommes-portesdes hommes-fenêtrespar qui l'on voit le mondele paysage et les autres hommesainsi parfois à l'infiniEn passant derrière euxon finit par suivresans savoir un cheminau bout duquel peut-êtretu t'ouvriras aussi
L'autre message
Quand il a lu le dernier motil cherche encore au creux de l'enveloppeautre chose, un signe impalpableplus fin qu'une épingle, un soufflequi serait venu clandestinementici, loin de la mer, comme des grains de sablerecueillis au fond d'un soulier obscur
Ite missa est
Sous le porche à la sortieles gens clignent des yeuxIls partent comme des oiseauxchacun vers son dimancheen passant chez le fleuriste ou le boulangerA la maison, ils referment la portedéposent leurs clefsaccrochent leur imperméableQuand on demande d'où ils viennentils s'aperçoivent soudainqu'ils ont ensemble traversé la merLeurs souliers sont mouillésCe ne sont pas les mêmes
Un coup de vent a soufflé les pétalesdes cerisiers de la cité jusqu'à la porte des immeubleset sur le seuil les gens s'arrêtentse demandent, le temps d'un battement de cœurquel jour nous sommes ce matinquel lendemain de fête
Si tu peux tenir debout sans excuseune minute au bord de ton vide béantsupporter le vertige intime sans masquetu me verras et tu te verras presqueavant d'ouvrir les yeux, comme Adampar les volets de sa poitrine endormiedont Dieu venait d'enlever une lamereconnut Êve dans le jardinNe comble pas l’excavation de ton cœuroù les cyclamens brûlent à feu couvertGarde l’entaille vive en ta mémoiresi tu veux donner une chance à mes parolesMoi, je reste blessée pour te recevoirpar le coup de lance et la marque des clousJ'ai greffé dans mes plaies le souci des hommeset la Résurrection ne les a pas fermées
On m'ôte à la fin ce que je n'avais pascomme au serviteur de la parabolequi ne croyait plus au retour de son Maîtreet moins encore au sens de toutes ces annéesEn creusant sa tombe, il a découvertl'argent que le Maître lui avait confiéavant de partir pour l'étranger, jadisainsi qu'à tous les autres. Lui avait eu peurIl l'avait enterré à l'époque des troublesÀ présent, le Maître ne va pas tardermais c'est lui qui croit revenir de voyageet trouver dans sa poche, en tirant ses clefsla monnaie qu'il n'a pas dépensée là-basune pièce brillante, étrangère, indéchiffrablequ'il ne peut même plus donner à la quête
Devant la mer
Tu cries devant la mer comme devant un chienun grand animal que tu veux caresserqui aboie et te lèche avec sa langue froideTu cries et tu ries, moins craintive que nouset la mer semble avoir à nouveau ton âgequand elle était encore apprivoisée
Le pays derrière les larmes

Accroupie sur le seuil et nous tournant le dostu lèves le nez vers les acaciaspour parler aux oiseaux ; nous, de la pénombrenous tâchons de suivre la conversationvive, sensée, intraduisibleoù tu racontes en langue indigènetout ce que les parents ne peuvent entendredepuis qu'ils sont sortis du ciel en grandissant
Les jouets
Quand tu es partie, dans la maison muettenous butons encore souvent sur un cubeun animal le nez contre le solune balle qui va rouler sous un meubleémus comme devant les signes éparsd'une civilisation disparuefigée par ton départ au milieu d'un jourune Atlantide aux métaux mystérieuxdont nous sépare un âge de la terreet nous avons peur, en rangeant la piècede brouiller par mégarde un ordre immémoriald'effacer le message naïf et secretque tu nous laissais jusqu'à ton retour
En ce temps-là, les boiteux, les aveuglest'imploraient sans cesse au bord de la routeet tu les guérissais. Aujourd'hui, c'est nousinfirmes, qui marchons au milieu de la fouleet toi qui attends sur notre passagepour échanger le jour contre nos rêvesl'avenir contre nos chagrins d'enfantsi nous voulons faire un pas de côtécomme on sort du chemin pour cueillir une fleur
L'habit que nous revêtirons au banquet du Royaumesera celui de tous les joursqui nous aura gênés tant que nous le portions
Il était fait à nos mesureset nous ira si tard, merveilleusement bienquand nous aurons retouché le miroir...
Entre hiver et printempssur l'arbre simplifié devant la montagneon distingue plus nettement que jamaisla gorge orange du bouvreuilou celle, noire et jaune, de la mésange.Les nuages restent basla pâleur des sommets se perd encore en eux.Après la neige, avant les feuillesexamine ta vie.Ne remplis pas les marges.
Le grand océan revient frapper aux portesen octobre, très loin à l'intérieur des terres.La lumière est salée, on trouve des barquesau fond des jardins et le vent excessiffroisse les tourterelles comme des mouchoirs.Mobilisation éphémère, exaltanteet tu veux cette année être du voyagequoique mal préparé, comme une pénichequi voudrait affronter les vagues de la mer.
Avant tout
Les maisons, les arbres sont tournés vers l'estregardant la lumière qui vient d'Italiecomme si chaque chose était une aiguilleattentive au passage d'un fil de lumière
à l'intérieur de soi. Les hommes déjàsont partis en tous sens, et toi qui essaiesde surprendre en chacun l'ouverture secrètetu dérobes aussi le chas de ton cœur
au fil lumineux. Si tu l'as manquéil se présentera peut-être à la finde l'autre côté, rouge avant de se rompre.A la dernière heure comme à la première
il faudra lever les yeux de ton ouvrageaccepter le regard de ce qui t'éclaire- et tu t'endormiras, selon qu'il est passéou non par ton âme, uni et dispersé.
Le mimosa
Odeur du mimosa dans l'appartementquand les invités sont partis : poudre d'orqui éclaire la nuit, les meubles. En rêvene surgiront pas les collines de Nicemais les façades qu'on voyait du traindonnant sur les voies, jaunes, décrépies.On imaginait, on enviait presqueces vies pauvres passées devant un citronnierparmi les cris d'enfants et le linge aux balconsavec le ciel bleu qu'on ne remarque plusmais qu'on sent au fond des arrière-cours.
Les pissenlits
Un rayon du soir traverse le pré,éclairant une file de pissenlit :petite procession aux têtes enfantines,vives, ébouriffées, chacune penchantd'un côté ou de l'autre, et sages cependant,comme il convient à l'heure solennelle.Les autres fleurs du pré regardent, immobiles.Eux seuls paraissent aller quelque part,croisent un merle. Et tu voudrais les suivre.
Pierre
Il est le pasteur confirmé du troupeaumais il n'a pas besoin qu'un ange le soufflettepour rester humble. Il lui suffit d'entendrele coq chaque matin. 
La ménagère
Quand elle a fini de cirer les meubles,d'essuyer les vases, le dos des vieux livres,elle s'assied, la tête vide.Les grains de lumière ont partout remplacéles grains de poussièremais qui verra la différence ?Le soleil seulla félicite.
Matthieu, 13
La perle précieusequ'il faut acheter en vendant ses bienspetit à petit, tu la vois brillernoire, dans les yeux d'une sœur Annonciade ;si jeune, elle a déjà tout donné pour l'avoir.Ainsi le Royaume entre-t-il en ce mondepar ceux qui ont osé le choix vertigineuxet nous gravitons autour de sa lumière,éblouis, dispersés, cortège de poussières,hésitation d'étoile.
Annonciation
Dieusi petit en moihors de moi si grand.
Cana
Ce mariage était un printemps sans oiseaux :les gens ne chantaient plus, parlaient à mi-voixtandis que le vin baissait dans les coupes.Nous connaissions bien les mariés, nos voisins,heureux, insouciants comme tous les mariésqui promettent plus qu'ils ne peuvent tenir,commencent bravement par le vin d'amouret finissent par l'eau de l'indifférence.Alors je me suis tournée vers la sourceencore scellée. Plus tard j'ai comprisson premier refus et j'en ai pleuré :c'était son sang déjà que je lui demandaisau nom de nos voisins, de nos frères tristeset c'était, au-delà du pressoir de la croix,pour le banquet futur, quand la joie couleraità pleins bords, ranimant les oiseaux dans les branches,faisant refleurir le buisson où la roseblanche de la mort aurait disparu.

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