Je n’en puis plus de ces jours à la tonne
Jetés en vrac sur le carreau gluant.
L’amour de vivre aujourd’hui m’abandonne :
Je reconnais mon frère en le tuant.
Je n’en puis plus de vivre solitaire
Sans être seul, avec toujours demain ;
D’ensevelir tant de pas sous la terre,
Sans recevoir le prix de mon chemin.
Je n’en puis plus de ces coups, de ces cloches,
De cet appel de femme dans la chair,
Et de ces flots que divisent les roches
Sans parvenir à détruire la mer…
Quel feu du ciel pour cités de vacarmes
Etouffera ce long gémissement
D’une charrette aux roues noyées de larmes,
Empoisonnant la place et le moment ?
Je veux un vent de peur, non de paroles,
Pour faire taire une heure ces oiseaux,
Et dans le creux des branches les plus folles
Figer le front de ces bavardes eaux.
Par les pays muets et par les villes
Enfin glacées de cette vérité,
Par les forêts aux gestes inutiles,
Je gagnerais un empire d’été…
Une grand’plage à courbure de hanche,
Un corps de sable aux bras noirs de midi,
Comme un amour brûlé, comme un dimanche,
Eperdûment, d’île sans Vendredi.
A l’infini, ces bêtes à mirages,
Paissant le sel et dévorant le bleu.
A l’infini, cette absence d’images,
A l’infini, sur la page où lit Dieu.
Plus de maison, d’ouvrage ou de colonne !
La foudre calme y sommeille, sein nu ;
Le souvenir impossible n’y tonne
Qu’en un silence au bord du cri tenu…
J’y referais cette journée en pièces ;
D’un tas sans nom de membres et d’ennui,
Un homme, et de ce vide où tu m’abaisses,
Une raison de déchirer ma nuit.
***
Alexandre Toursky (1917-1970) – Connais ta liberté (Robert Laffont, 1943)