Historique. Quelques jours auront suffi pour que le sport russe se retrouve au ban des nations et que la pseudo-«neutralité» de ce monde si particulier reste, pour une fois, au vestiaire. Depuis quelques jours, beaucoup n’y voient qu’un «symbole», un «aspect secondaire» des sanctions tous azimuts qui frappent le pays de Poutine, depuis le déclenchement de sa sale guerre en Ukraine. Il n’en est rien, même si le bloc-noteur n’oublie pas que, pendant ce temps-là, l’épouvante se poursuit sur les théâtres d’opérations militaires, avec leur lot de pilonnages, avec leurs bombes, avec ce chaos de fer et de feu qui menace l’équilibre du monde entier et fauche des vies. Ne comparons donc pas ce qui ne saurait l’être. Néanmoins, en recommandant de mettre massivement à l’écart la Russie et la Biélorussie et leurs sportifs, le Comité international olympique (CIO) a décidé de s’engager dans une voie inédite, par laquelle se sont immédiatement engouffrées les instances du football, sport global. L’UEFA et la Fifa lui ont emboîté le pas, suivies par de nombreuses autres, dont l’athlétisme, sport roi de l’olympisme, et le patinage sur glace, spécialité russe. Franchement, qui aurait imaginé semblable cataclysme, voilà une semaine encore? D’autant que la Russie – déjà frappée de plein fouet par les affaires de dopage – a permis, ces dernières années, avec la Chine, de combler un manque de candidatures planétaires pour organiser de grands événements sportifs. Partant, ces conséquences s’avèrent d’une importance historique, capables de chambouler le sport mondial pour des décennies.
Peuples. Si les fédérations internationales sont aussi le fruit de la globalisation, traversées par de très nombreuses tensions politiques et/ou religieuses, elles s’alignaient toujours, plus ou moins, sur le plus faible dénominateur. Une sorte de tradition qui octroyait à «la politique d’apolitisme» un poste de non-instrumentalisation. Les temps ont changé. Non seulement les opinions sont elles aussi mondialisées, avec leur lot de «pressions», mais les fédérations, avec au sommet le CIO et la Fifa, se voient soumises, bien plus que jadis, aux regards des peuples et des instances onusiennes. Ne prenons qu’un exemple: la décision d’offrir la Coupe du monde au Qatar a laissé des traces… Vincent Duluc, dans l’Équipe, suggère sans détour: «Chacun sait que la Fifa et le CIO n’ont pas toujours été dans le camp de la démocratie, défilant joyeusement aux côtés de quelques dictateurs, avec un penchant régulier pour la lâcheté et la compromission.»
Valeurs. Qu’on réfléchisse à la portée historique du moment. Pour les amateurs de football, la prochaine soirée de Ligue des champions ne débutera pas par les notes devenues familières du Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski, véritable bande-son depuis 2012 du spot de Gazprom, sponsor officiel de la plus prestigieuse compétition européenne de clubs et dont l’État russe est l’actionnaire majoritaire, parfait exemple de soft power assumé et théorisé par ses dirigeants. L’UEFA a rompu «avec effet immédiat» son partenariat avec le géant du gaz. Les joueurs russes ne verront pas le Qatar et ses stades climatisés. Comme l’écrit Vincent Duluc: «Certes, l’urgence peut justifier que le sport oublie ses principes et sa place, ou qu’il les redéfinisse. Mais on peut également espérer que ce nouveau courage, remonté par capillarité du cœur vers la tête, le place enfin à la hauteur de ce qu’il représente, et qu’il ne l’oublie plus.» Le principe de neutralité était jusque-là une règle d’or vantée par Thomas Bach, le président du CIO: «Nous ne pouvons accomplir notre mission d’unification du monde que si les JO transcendent toutes les différences politiques. Pour parvenir à cette universalité, le CIO et les JO doivent être neutres sur le plan politique.» Cette doctrine s’étant effondrée, les nouveaux principes s’appliqueront-ils ailleurs, pour d’autres conflits, et dans des situations similaires, quand il ne s’agira pas seulement des «valeurs» occidentales?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 mars 2022.]