Antoine Emaz ou les dédicaces au crayon
Antoine dont je ne fus pas une intime, mais qui a tant compté pour moi dans mon travail, dans la construction de Poezibao, dans mon approche profonde de la poésie, du milieu poétique mais aussi de la vie.
Ce texte, je l’ai composé mentalement il y a quelques jours, en marchant en plein vent, sur une grande plage déserte de la côte nord de Bretagne, pensant à lui qui aimait faire de même sur la côte sud de cette même Bretagne.
Habiter poétiquement le monde, je ne pense pas qu’Antoine aurait endossé cette formulation. Trop connotée romantiquement sans doute et trop sujette à contresens multiples. Mais ce qui m’a toujours frappée, c’est la justesse de son attitude, par rapport à son œuvre, par rapport au monde littéraire et au-delà, dans la vie et en particulier devant sa maladie et l’approche de sa fin.
Justesse en termes musicaux, comme quelque chose qui sonne juste, comme un instrument bien accordé.
Justesse quant à sa place dans le monde poétique : certitude tranquille de la valeur de son travail poétique, sans surestimation. Antoine était essentiellement un poète, le savait, a écrit une œuvre considérable et très importante, le savait sans doute, mais ne s’est jamais pris pour Rimbaud.
Antoine Emaz est un des rares poètes, dans la longue cohorte de celles et ceux que j’ai rencontrés ces vingt dernières années, qui a manifesté une véritable ouverture sur le travail des autres. Une attention profonde, exigeante mais bienveillante. Il prenait le temps de lire. Sans préjugés.
Je me souviens du fameux « sac » souvent évoqué, où il plaçait les livres qu’il souhaitait lire, qu’il a essayé de lire quasiment jusqu’à la fin, au lieu de se replier dans l’épreuve.
Sans jamais interférer dans mon travail ni empiéter sur mes décisions, il m’a considérablement aidée dans l’approche de Poezibao : pas de dogme, pas de chapelle, une attention potentielle à toute œuvre, quelles qu'en soient la teneur ou la ligne. Mais sans céder sur l’exigence poétique, exigence littéraire et exigence humaine, qui pour moi sont indissolublement liées.
Je pense qu’Antoine avait une grande acuité de perception de ce qui n’était pas sincère, authentique, sorti du profond de l’être, qui ne répondait pas à cette nécessité vitale dont parle si bien Rilke écrivant au jeune poète. Il était de ce fait très insensible aux modes. Il en a d’ailleurs pâti indirectement, snobé qu’il fut par une partie de l’intelligentsia poétique, absent de certaines anthologies se voulant représentatives de la poésie contemporaine.
Antoine avait aussi une attitude profondément juste quant à l’exposition de son travail. Il a su penser cette exposition, il ne s’agissait pas pour lui de se murer dans un retrait hautain ou méprisant, il écrivait pour être lu. Mais il est un des rares à n’être jamais entré dans le jeu de l’autopromotion. On n’imagine pas Antoine Emaz multipliant les messages, notamment sur les « réseaux sociaux », pour annoncer la parution imminente d’un livre, puis sa parution, réclamant une note de lecture, etc.
Quant à l’œuvre, elle est pour moi essentielle. C’est une des plus fortes, des plus pures et des plus profondes que je connaisse. Totalement exempte des jeux égotistes et d’une conformité à une supposée doxa (variante de l’idée d’avant-garde) qui altèrent tant d’écrits d’aujourd’hui.
Je terminerai sur un fait qui peut sembler mineur mais qui pour moi est exemplaire de ce que fut Antoine : il dédicaçait ses livres au crayon ! Pour que le destinataire soit libre de se séparer du livre, ce qu’Antoine comprenait et acceptait.
Pour me battre presque quotidiennement avec la surpression de dédicaces des livres que je ne veux ou ne peux garder, je mesure la délicatesse inouïe de ce geste.
Les dédicaces au crayon d’Antoine Emaz me sont infiniment précieuses et me manquent tant, comme lui me manque, tout le temps, presque tous les jours, depuis trois ans.
Florence Trocmé, le 3 mars 2022
©Florence Trocmé, Antoine Emaz au Petit Palais, à Paris, 2010 (article)
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