Selon le Tantra, le but ultime de la vie est de se délivrer des limites naturelles et de réactualiser notre nature infiniment vaste et puissante. Le shivaïsme parle d'omniscience et d'omnipotence, le bouddhisme promet surtout l'omniscience ; et l'immortalité consciente, bien sûr. Mais, dans tous les cas, le but est de se reconquérir.
Cependant, le shivaïsme affirme que l'individu ne peut s'accomplir en s'appuyant seulement sur ses forces individuelles. L'infini ne peut venir du fini. Il faut, en plus, que la grâce descende sur lui, shakti-pâta. "Parce que Dieu le veut".
Mais pourquoi Dieu, Shiva, le veut a tel moment, pour tel individu ? Y a-t-il une loi de la descente de la grâce ? Selon le Tantra non-duel, shâkta, kaula, la grâce est la liberté absolue de la conscience ; elle n'obéit à aucune loi. N'importe quel individu, humain ou autre, peut soudainement être touché par la grâce et s'éveiller pleinement, sans tenir compte de sa condition.
Mais le shivaïsme tantrique dualiste propose une explication moins radicale : il existerait des "trous dans le temps" (kâla-chiddra) quand deux karmas opposés et de force égale mûrissent simultanément. Cela arrive parfois. C'est durant ce moment de suspens que la grâce s'insinue et donne à l'âme le désir de s'émanciper en cherchant un maître.
Voici, par exemple, un extrait d'un tantra "dualiste", le Kirana :
evaṃ sūkṣmaṃ samānatvaṃ yasminkāle tadaiva sā // 5, 9
svarūpaṃ dyotayatyāśu bodhacihnabalena vai / 5, 10a
"Ainsi, il y a (parfois) une égalité subtile (de deux karmas).
A ce moment précis, la (grâce) manifeste soudain l'essence
(de cet individu, grâce à l'initiation), en vertu des signes (extérieur) de son éveil."
Ces signes extérieurs sont le dégoût du monde, la recherche d'un maître, l'aspiration à la délivrance et la dévotion pour Shiva. Ils permettent au maître d'inférer que cet individu a été touché par la grâce et qu'il est donc digne de l'initiation libératrice.
Ce qui est intéressant ici, c'est cette hypothèse que la grâce se glisse entre deux karmas de force égale, cette idée qu'il existe des failles dans le temps ordinaire, dans la roue du devenir.
Notez, en effet, que cette description est l'analogue exact de ce qui se passe au plan de la respiration : Quand deux respirations opposées, mais de force égale, s'équilibrent, il y a un moment d'arrêt. Et dans ce moment de suspension, la conscience peut s'éveiller.
Concrètement, si je porte attention à la fin d'un expir, avant que ne surgisse l'inspir suivant, il y a un moment qui n'est ni expir, ni inspir, "ni ceci, ni cela", un temps hors du temps, une faille dans le temps. C'est dans la prise de conscience de cet intervalle que la conscience s'éveille et commence soudain à réaliser son plein potentiel. L'inspir et l'expir sont l'analogue des deux karmas opposés de force égale. Et l'intervalle est l'analogue de la "faille temporelle" dans laquelle la grâce va venir se glisser. Ces analogies, marques de la profonde cohérence de la philosophie shaiva (shivaïte), sont nombreuses, mais celle-ci me semble particulièrement remarquable.
Cela concorde aussi avec la croyance selon laquelle les équinoxes (quand le jour et la nuit sont de même longueur) sont favorables à la réalisation spirituelle. Enfin, le Vijnâna Bhairava Tantra évoque l'intervalle entre veille et sommeil, juste avant de s'endormir. Tous ces moments sont analogues. Le yoga de l'écoute de l'intervalle entre expir et inspir n'est pas propre aux traditions non-dyalistes. Elle est enseignée, en particulier, dans le cycle de tantra de la Transcendance du temps, Kâlottara, un ensemble peu connu mais riche en pratiques de yoga.
La grâce est en réalité toujours présente. Comme l'admet ailleurs un maître shaiva dualiste, parler de "descente de la grâce" n'est que métaphore. En réalité, la grâce est la nature même de la conscience, du divin, et non l'un de ses actes parmi d'autres. Tout est grâce.
Mais, de même que le ciel bleu se révèle plus clairement entre deux nuages, de même la conscience se révèle en sa nudité entre deux karmas, entre deux respirations, entre deux pensées.
La grâce est donc la nature même de la conscience, égale en toutes circonstances et pour tous. Mais elle semble plus manifeste dans certaines circonstances, décrites précisément par les tantras de Shiva.