Il y a trente ans, dans Asters et Zébrures, Huguette Junod avait déjà parlé des morts de son frère Jean-Jacques et de sa soeur Michèle, survenues respectivement vingt et dix ans plus tôt.
Ces deux textes en prose poétique introduisent les deux longs chants qu'elle consacre aujourd'hui à chacun d'entre eux, précédés l'un d'une épigraphe baudelairienne et l'autre rimbaldienne.
Denise Mützenberg, dans son introduction, dit que, sans doute, pour surmonter ces deux pertes, qui se sont produites dans des circonstances brutales, pour leur survivre, l'auteure a choisi d'écrire:
Par nécessité, urgence de retenir, de dire, de crier, de mettre des mots sur l'indicible.
Jean-Jacques, Icare, est mort accidentellement, à dix-sept ans. Il se rendait à l'école en vélomoteur. Il a brûlé un feu rouge. Il a fait un vol plané au-dessus de son guidon et s'est sectionné l'aorte:
La mort l'a fauché
Il ne jouera plus
Il ne parlera plus
Atroce négation
d'une jeunesse fauchée
Le rideau est tombé
Michèle, Ophélie, s'est jetée du pont Butin dans le Rhône et s'est noyée comme la soeur de Laërte dans Hamlet et n'a été retrouvée qu'un peu plus d'un an plus tard lors de la vidange de Verbois:
Je suis partie à ta recherche
J'ai poussé les portes
de maisons inondées
ouvert les fenêtres des refuges
remonté les chemins
[...]
Je ne t'ai pas trouvée
La poète souffre toujours qu'ils ne soient plus là:
Ta lancinante absence me pèse
Savais-je que tu occupais tant d'espace
et de temps?
Mon frère Icare
Tu me manques
Présence perdue
Le vide
Cette poix qui vous englue
Ma soeur Ophélie
Pourtant les liens n'étaient pas les mêmes:
J'ai pétri la terre
pour façonner ton visage
à ma ressemblance
Mon frère Icare
Je t'avais souhaitée
à ma ressemblance
Je me suis abîmée dans nos différences
Ma soeur Ophélie
La fin de chaque chant est différente:
Je me suis mise à écrire
mais quelqu'un derrière moi
effaçait mes mots
pour qu'il n'en reste rien
[...]
Alors je me suis enfuie
mais quelqu'un derrière
effaça ma peur
pour qu'il n'en reste rien
Mon frère Icare
Dis-moi, depuis ce temps, où as-tu disparu?
Quels fleuves, quels chemins avons-nous parcourus?
Pourrons-nous aborder sur un autre rivage?
Les éclairs ont brûlé, les tonnerres vomi,
Les pluies ont lessivé toute contrée sauvage.
Nous voici dénudées sur le sol endormi.
Ma soeur Ophélie
Le recueil se termine par un texte qui met en scène, dans une mythique église blanche de Grèce, une dame, à la ressemblance d'Huguette Junod, et qui allume deux cierges couleur de miel:
L'un pour son frère, l'autre pour sa soeur, afin que la flamme ravive leur souvenir, brûle dans la solitude, leur redonne vie, le temps d'une mèche, embrase son coeur qui se souvient d'eux, les porte sur le chemin parcouru jusqu'à cette église-là, sur la place ombragée...
Francis Richard
Mon frère Icare - Ma soeur Ophélie, Huguette Junod, 120 pages, Éditions Encre Fraîche (illustré par Sylvie Monnier)