Les disparus, ce sont donc des absents qui ont eu un corps, et c'est à ce titre, montre notre poète, qu'ils ont l'absence utile : les anges, à l'inverse, ont une absence dont on ne fait rien. De même que le peintre, selon Valéry et Merleau-Ponty, « apporte son corps » et le « prête au monde » pour « pouvoir changer le monde en peinture », on ne voit pas comment un pur esprit pourrait hanter quelqu'un d'autre : c'est en prêtant son corps à la mémoire d'autrui que le disparu change cette mémoire en expérience, en présence ouverte, en rencontre d'être. Un humain ne revient à l'esprit qu'il est pour nous que dans le corps qu'il a en nous.
C'est de même parce que les vivants ont un corps qu'ils peuvent avoir la présence juste. La vie humaine sans corps, c'est une simple rumeur, une réputation, un nom propre dans un dictionnaire. « On », c'est nous sans les corps ! Et ce sont là des présences sans situation décisive, sans possible contrôle de pertinence. Le corps même d'un chamane est la base de lancement de son vagabondage spirituel : sans l'adresse d'un corps, sans une domiciliation en un fragment local de matière, d'où partirait-il rejoindre quelque chose d'encore vivant, et de substance négociable ? Même dans la vie, on ne se réveille, on ne sort du sommeil que par son cerveau et dans un corps : c'est faute d'un corps à nouveau accessible qu'un comateux le reste. C'est pourquoi cette superbe méditation sur les corps de départ et d'arrivée de l'amour vivant touche si juste, et profondément.
Marie Joqueviel est une poète lente, grave et intègre, qui a tout oublié, en traversant ces régions de nous-mêmes où la parole est rare, de ses fonctions (et compétences) universitaires : elle ne se commente jamais. Elle attend des mois, des années peut-être, que ce qui « tient » vraiment mérite de se détacher d'elle. Cette poésie est franche comme le désir (l'avenir du cœur est son seul guide, émouvant et ému), et durable comme la gratitude (la gratitude se sent redevable du bien qui nous traverse, et ce bien peut être posthume). Une traduction anglaise (de Michael Bishop), jointe au recueil, nous permet ici d'écarter du texte ce qui ne tiendrait en lui qu'au sortilège du français, et d'éviter - grâce à ce que le traducteur aura vu pour nous - les sorties de route de première lecture d'un texte tendu, dense, étonnamment sobre et merveilleusement cohérent.
Marc Wetzel
Marie Joqueviel, Le corps des disparus Le corps des vivants, original et traduction de Michael Bishop, Éditions VVV Editions (Canada), 2021
EXTRAITS :
"tu ne diras pas
ce qui t'habite
tu te tais préférant
parler aux fantômes
au peuple du murmure
que ton corps abrite
- ces morts en toi vivants qui te parlent
que parfois
tu voudrais
prendre dans tes bras mais comment
faire puisqu'ils sont dedans et tes mains
dehors - "
*
"on reçoit l'absence comme
un poids avant
qu'elle ne nous apprenne
la joie
de se savoir
peuplé de fantômes"
*
" et c'est -
une enfance à chaque mot rejouée
celle où se lèvent les corps des disparus
pour la première fois depuis leur mort
quelque chose de difficile et de lent
qui ne sait ni où ni quand ni pourquoi
- mais
qui se lève
finit par le faire en s'appuyant sur ses avant-bras
et marche
jusqu'à retrouver le rythme d'avant
celui qui respirait dans l'ignorance du souffle
l'enfance d'un corps où les mots ne pesaient pas plus que nos jambes
les bras nous précédaient
- et les désirs ne portaient pas encore de nom"
*
" ... devenir le monde
- une fois au moins avant de mourir"