Fil éco-narratif à partir de : Jonathan Jones, « Sans titre (territoire originel) » Palais de Tokyo – ‘le grand incendie de londres’ Jacques Roubaud, Seuil – « Fils de poussière » de Jehanne Paternostre au TAMAT (Tournai) – David Graeber & David Wengrow, « Au commencement était… » Les liens qui libèrent – Souvenirs, paysages, digressions …
Il ne sait plus depuis combien d’heures il paresse sous la lasagne de couvertures, bâches plastifiée, édredons. Près de lui, le brasero ronfle, surmonté d’une plaque en métal sur laquelle cuisent châtaignes, entaillées au canif. En s’étirant, en s’extirpant un peu de ses couches protectrices, il puise les châtaignes dans la brouette, récoltées lors d’une longue balade en forêt. Les bogues piquantes, séchées, relancent les flammes, crépitantes. Dans un seau, à portée de mains, des choux de Bruxelles, récoltés sur des plans redevenus presque sauvages, petits choux pas très serrés, pas calibrés, pas très ronds. Il les trempe dans l’huile et le sel avant de les poser sur la plaque de cuisson avec les châtaignes. Ca fume. Il remue tout ça, sporadiquement, avec une cuillère en bois, le feu n’est pas puissant, légumes et fruits confisent lentement. Dans une sorte d’hibernation, fonctionnant à régime réduit, il avale une châtaigne ou deux, un choux ou deux, toutes les heures ou deux heures (approximativement), accompagné de goulées d’eau (ramenée de la source du village comme déjà expliqué), avant de retourner à sa somnolence. Quand il émerge à nouveau, il grignote, doucement tout en absorbant la lumière éblouissante, froide, mais toujours ourlée de lointains bleutés, violets et gelés, nuit permanente par-delà les cimes proches. Il cligne des yeux, se désengourdit, émerge, son regard tombe sur une forme géométrique avachie, tapie sur le plancher, un livre, il s’en empare, le soulève et le ramène à lui, une brique souple, écornée, grise à force d’être manipulée, aux pages tellement griffonnées que le texte imprimé, originel, ne semble qu’une couche parmi d’autres d’un palimpseste épais. Il y a des années, quand il a découvert l’existence de ce bouquin dans un article de journal, qu’il l’a acheté et ouvert pour la première fois sur ses genoux, il a imaginé que c’était, non pas « le » livre tant attendu, mais un de ces livres qui en ont dans le ventre et font rêver à ce que serait un tel livre, « total », comprenant tous les autres (ceux qui ont compté pour lui, Mallarmé, Proust, Simon, Kafka…) sans leur ressembler – différent, mais impossible à imaginer sans de nombreux antécédents (répétitions ?) -, et qu’il serait peut-être le dernier livre qu’il lirait vraiment. En bouquinant – faisant défiler les pages pour qu’en jaillisse l’écume et qu’il puisse happer des extraits représentatifs du contenu et des strates de ces pages denses et douces, prélevant alors des échantillons – carottage de texte – à différents endroits du volume biblesque, il flaira une formidable adéquation avec le genre d’écriture qu’il affectionnait, sans suspens – (par exemple des cyprès alignés une nuit chaude vus à travers l’appareil photo et la respiration d’une jeune femme ; la description de la couleur et de la lumière d’oliviers et la manière dont elles affectent la perception de l’ensemble des couleurs et lumières du paysage, le genre de chose qu’il rêve depuis toujours de saisir et fixer par l’écrit, peut-être même la quête qui motivait depuis toujours son désir d’écrire) – associée à l’étrangeté de formes et de protocoles qui lui sont complètement hermétiques, dont l’abstraction fastidieuse, entre poésie et mathématique, rébarbative, suscite même un mouvement de rejet. Cette association du familier et de l’incompatible rendait précisément cette brique attirante, garantie de se perdre, de patauger dans le texte, d’errer dans un travail de lecture sans fin. Prenant livraison de la commande, au comptoir du libraire Tropismes, non sans une feinte cordiale concernant le poids de ce « roman », l’accueillant la première fois entre ses mains, il soupesait un fantasme, celui de recueillir au creux des mains la totalité de la littérature déjà lue depuis le début de sa vie de lecteur, en un seul ruissellement uni à ce qui venait et qu’il allait lire, s’échappant comme le contenu d’un sablier, mais se figeant. Sentir cela. Le millefeuille par excellence, promesse de la lecture sans fin, la dernière page reculant au fur et à mesure qu’il débobine (pour comprendre) et rembobine (pour assimiler et conserver) le fil de l’écrit. Livre horizon. Aujourd’hui, il se souvient, certes, de ces premières sensations. Mais c’est devenu une présence constante, un outil, une extension naturelle de ses sens. Il l’ouvre à n’importe quelle page, lit les premières lignes sur lesquelles tombe son regard, ne se souvient plus de les avoir déjà rencontrées et, en amont et en aval de ces lignes, il en recommence l’approche, jusqu’à retrouver les traces des lectures antérieures, converties lentement en images qui enrichissent et différencient ce qu’il retiendra désormais de ce livre. (Il y a inséré, imprimées, des feuilles volantes où il a copié, à l’ordinateur, des pages d’autres livres, d’autres auteurs, qu’il met ainsi en résonance, occasionnant des carrefours entre les pages.) Il en reste à ces recommencements, partiels, parcimonieux, entrecoupés du grignotage de choux et châtaignes. La fumée du brasero, suite à une saute de vent, lui lèche le visage, ses yeux piquent, envahis de larmes. Les larmes, depuis combien de temps sont-elles omniprésentes ? Perlantes. Comme s’il se tenait depuis des années, en permanence, au bord des pleurs. Le livre a glissé sur les planches, tombé des mains. Les yeux enlarmés, il rêvasse. Il y a des années, physiologiquement, signe de vieillissement, il est devenu sensible au froid, au vent frais, dès qu’il claquait la porte et se mettait à courir vers l’arrêt du bus, les larmes inondaient les paupières. Il voyait alors trouble. Ajouté aux contraintes du masque imposé depuis les pandémies successives de Covid, banalisant la buée sur les lunettes, cela fait longtemps que ses relations à l’extérieur sont floues, déformées par l’eau. Cette vision aquatique, entre deux eaux, marécageuse, lui est devenue ordinaire. Puis, émotivement, de plus en plus souvent, les images – lues (littérature), vues (peintures, photos, dessin, installations, paysage), entendues (musiques, chansons, bruits naturels, sons urbains) – ont sollicités les sources lacrymales. Des résurgences de ce par quoi, par le sensible, il appartenait au monde et possédait une part minime de l’existence, et qui désormais se manifestait pour lui signifier que ça allait sortir de lui, migrer vers d’autres corps et âmes, petit à petit s’écouler ailleurs, continuant certes encore à exister en lui, mais sans plus d’attaches fermes. Alors, il voit des fleurs, des végétations mentales, dont il aura fixé le motif, en lui, comme on brode des images, et qui représentent le foisonnement de ses sensations, de ses attentions portées aux choses, revenant le saluer. Ces floraisons le hantent depuis qu’il fut foudroyé – puis liquéfié – par une installation de Jonathan Jones, au Palais de Tokyo. Une installation liturgique célébrant des individus-végétaux dans leurs morphologies singulières telles qu’ils avaient été arrachés à leur milieu naturel et à la mémoire collective d’usages indigènes. Déportés selon la logique coloniale, de l’esclavagisme. Et qui, grâce à l’art et à la communion esthétique, revenant chez eux, ressuscités. L’œuvre mettait en contact avec ce genre de retrouvailles incommensurables, bouleversantes. Là, plantes revenues, épanouies à même du linge blanc, dans le dispositif inventé par l’artiste. Il plonge dans ce souvenir et, à nouveau, remontant de profond en lui, comme d’un puits, l’arrosage lacrymale. Puis – rompu par cette émotion ancienne, inépuisable – il bascule en une somnolence irrépressible, tout en maugréant qu’il serait temps qu’il bouge, qu’il se lave, qu’il commence à sentir le bouc, le boucanier, s’avouant aussitôt commencer à s’en foutre. Bientôt le printemps, il sera temps d’une douche, d’une lessive. En train de disparaître dans un nouveau somme, il a une secousse, « les enfants, les enfants descendront-ils, alors, voudront-ils bien disperser les cendres à l’Aigoual ? ». Et de nouvelles larmes diluent sa vie propre, son histoire, toutes ses années, dans celle, plurielle et végétale, scénographiée par Jonathan Jones. Il était arrivé là, exténué, saturé d’expositions. Marre de regarder, de ne rien comprendre au simple regard, de devoir lire de longs cartels, de devoir produire un travail de compréhension et d’interprétation. La salle dépouillée était un mixte de galerie d’art et de musée d’histoire naturelle. Alignées, sobrement, sur une longue distance, des images de plantes. Il lut l’explication avec effort. Une expédition Napoléon en Australie. Des plantes indigènes prélevées pour constituer un herbier scientifique. Enrichir la globalisation des connaissances occidentales sur la nature. Les Aborigènes, opposés au déplacement de ces plantes considérées comme des parents. L’artiste accède à l’herbier et en ramène la substance là où vivaient ces plantes. Il en replace l’âme au sein d’une écologie et d’un imaginaire bien à elles. Avec toutes les relations qui leur donnaient sens et sève. Façon de les remettre dans leur terreau – rituel de ressuscitation – il en confie la reproduction à un groupe de femmes. La broderie des 308 spécimens est réalisée par des « artistes et artisanes vivant à Sydney ». Appliquées à leur travail d’aiguille, soucieuses de restituer fidèlement le modèle, elles se sont initiées à la botanique locale et apprécié tous les savoirs – médicaux, cultuels, culturels – qui y sont liés, et qui font que chaque plante est un individu à part entière, pas un exemplaire anonyme d’une espèce. Cela, grâce aux échanges avec des anciens et anciennes aborigènes. « Ce processus a engendré une guérison collective, car les Aborigènes ont eu l’occasion de partager leurs connaissances tout en retrouvant leurs plantes, tandis que les artistes ayant collaboré au projet ont pu établir un lien significatif avec l’Australie. » (Cartel / Palais de Tokyo) Pourquoi, soudain, malgré la fatigue particulière du visiteur de musée saturé du « trop vu, trop à voir », presque écœuré ou blasé, une telle pluie de larmes ? Par quel biais s’identifiait-il de façon si déstabilisante ? Il y avait l’environnement sonore, aussi, de l’eau qui chante, des voix, des chants d’oiseaux, le choc léger d’outils paisibles, le vent et les feuillages, une atmosphère mariant rituel avec us et coutumes ordinaires, le submergeant peu à peu du souvenir d’harmonies irrémédiablement perdues, des jeux dans la rivière lors de pique-niques familiaux, paisibles, où il jouait seul dans ses pensées et son imaginaire, mais non loin de la mère, du père, des frères et sœurs. La bande-son rappelait tout cela, perdu à jamais, ravivait la douleur des pertes, mais aussi résonnait comme un rivage où accoster, apaisé, réconcilié effectivement. Des retrouvailles. Chaque nuance – visuelle, sonore, olfactive – des harmoniques anciennes, du passé heureux, se manifestait alors doucement, chacune se levant lentement dans son champ de vision « second », semblaient s’incarner dans ces fleurs et herbes brodées devant lui, alignées sans fin, constituant « sans titre (territoire originel) ». Chacune de ces plantes, graphiques, et le contexte d’où elles étaient issues, avait son pendant dans une collection de plantes similaire, tout aussi invisible et oubliée qui retenait sa vie grâce à leurs racines, avait empêché qu’elle ne s’effrite ou ne s’érode trop. Elles étaient alignées, inclinées, sur de longs lutrins. Sobrement. Comme ces hommages aux victimes d’une catastrophe dont les corps n’ont pu être retrouvés et dont l’on expose le portrait pour en faciliter le deuil. Il défila, s’arrêta devant chaque plante, s’absorba dans la contemplation de chaque broderie, faisant ses dévotions, scrutant, admirant, écoutant. C’était un herbier magique qui donnait une connaissance nouvelle de tout ce dont il avait été privé, spolié. Le dessin de chaque herbe évoquant une blessure, une rupture et, simultanément, la médication guérisseuse et la cicatrice.
L’activité qui depuis des années le maintenait à flot, sous-jacente, quasiment invisible, imperceptible, consistait – à travers les gestes investis dans toutes ses occupations ordinaires – à broder « en esprit », à même sa conscience, chaque individu de son herbier personnel, pour les connaître et les répertorier, échafaudant des taxonomies fantaisistes, histoire de se raccrocher à quelques choses, de maintenir et entretenir une végétation salutaire, respirante, nourrie de ses échecs et réussites, de ce qui s’en écoule, mais recyclant, transformant en oxygène, en nutriments. Point après point. A l’aveugle. L’objectif n’était pas de construire un récit linéaire qui, appliqué à son anonymat, activerait les mêmes principes que celle d’une « Histoire » basée sur la vie des Saints et des Héros, enjoliverait et simplifierait son parcours de vie, évacuant les ombres et errances. Les valeurs que la société place encore dans le « réussir sa vie » contraint souvent aux falsifications des récits biographiques, allégeance aux visions d’une humanité verticale, hiérarchique. Non, il s’était éjecté de la verticalité. « … le passé que j’évoque, que je « crée » (non au sens où je l’invente, mais au sens de la constitution d’un plasma de choses ayant eu lieu et réagissant ensemble, en suspension dans le temps, maintenu par la cohérence de la description, contigu à un passé de même nature, et venu de lui par un faisceau de changements), est sans leçon pour le futur. » (J Roubaud) L’idée de plasma le séduisait, sans bords, sans frontières.
Chaque fois qu’il se retrouve téléporté face à cette installation, épuisé, saturé et puis soudain, suite à un mystérieux reset, vierge, plein d’énergie de renouvellement, prêt à recommencer, les larmes remontent et s’écoulent. De la même famille, du même ruisseau qu’invariablement libère le rappel de la voix et des mots entendus au téléphone et qu’il dut bien traduire, sans appel, un dimanche de février, par « papa est mort ».
Il se redresse sur sa couche bordélique, jette un regard panoramique sur la vallée, l’hiver a été doux, le verdissement se manifeste très timidement, précoce, pâle, il zoome sur certaines zones aux teintes et reflets particuliers, élargit la focale pour suivre progressivement le rayonnement de ces particularités à la surface de la trame paysagère. A la manière dont différentes couleurs, mises en relation, se modifient mutuellement, se neutralisent ou engendrent une teinte neuve. Comment ces détails interagissent-ils pour créer l’impression d’ensemble ? Cela lui rappelle une des tâches inlassables de visiteur de musées, s’approchant des toiles pour scruter le « faire », les détails, la « touche », s’en éloignant pour jouir de l’effet d’ensemble. S’agissant ici d’une vaste étendue naturelle, vivante (dans laquelle il se trouve, de plus, immergé). Voici les histoires qu’il aurait tant aimé saisir et raconter, collectionner, rassembler en anthologie. Il n’a fait qu’en jouir. Au fur et à mesure. Il retourne à son cocon et s’enfouit dans le souvenir des oliviers de Roubaud. « La lumière dernière, insistante, du jour donne à leurs feuilles, à l’envers de leurs feuilles surtout, la juste quantité de gris et d’argent sourd (c’est ainsi que je les vois, éliminant presque tout le vert de mon souvenir) qui représente pour moi la mesure même de tout paysage, le centre de tous les assemblages de couleur. » (p.362) Voici la lumière particulière des oliviers, au sein des paysages où il pousse, mise en exergue, libérée. Il se resitue devant un tel paysage pour la première fois, vers 1976, où il descendu en autostop découvrir le midi. Qu’est-ce qui vibre en particulier, d’où vient ce qui irradie ce paysage-ci, ça part d’où ? Ah, ça vient de là, braquons les jumelles. « Le gris de l’envers étroit d’une feuille d’olivier a, dans l’ordre du visible, une importance au moins autant éthique qu’esthétique. Il corrige, d’avance, tous les débordements, toute la profusion excessive des rouges du soleil crépusculaire, insiste sur la réticence, la sobriété, la pauvreté même de moyens de toute beauté. Une pente d’oliviers est sans luxe, sans effets. » Puis on entre dans l’intimité du processus alchimique. « La couleur olivier, ainsi, a une fonction harmonique : établir une continuité (en apparence nécessaire) entre l’ordre des verts : verts des figuiers, des pins, des vignes, des cyprès d’une part ; et celui des gris d’autre part : les gris presque éteints, presque cendreux des thyms, des lavandes desséchées par l’été avançant, presque poussiéreux. L’harmonie est atteinte le plus parfaitement dans les grandes chaleurs, quand l’herbe a à peu près disparu, et les fleurs, quelque part entre le quatorze juillet et les derniers jours d’août. » Et enfin, la jonction avec le noir, le passage d’un versant à l’autre. « Écrasées, confondues par la toute lumière de l’après-midi, les composantes de gris et du vert végétal se réassemblent, à l’heure finale, avant de disparaître à nouveau, sur l’autre versant, qui n’est plus celui du blanc mais celui du noir, le noir de l’assombrissement nocturne. » Sur ce que donne à voir ce texte, rassemblant dans l’organisme du lecteur toutes les fois où il se consuma d’extase dans le spectacle d’un tel passage de la lumière à l’obscurité, fondu dans le crépuscule, ce « toutes les fois » différenciées et sérielles qui investissent l’endormissement d’un mille-feuille de ténèbres, les paupières à peine entrouvertes, ravies de ce miroitement idéal des oliviers mué peu à peu en jeux de poussières, virevoltantes, lentes, hypnotiques. Entre veille et somme, une profonde grisaille, abrasive et sensuelle (cette union de contraires faisant office de magnétisme, d’attirance vers le trou noir du sommeil), gagne son cerveau, comme la neige des anciens écrans télévisuels, c’est ce qu’il voit de sa vie qu’il ne parvient plus à ressaisir en fils narratifs construits, explicites, figuratifs, mais désormais broyée, volatilisée en poussières, ses poussières. Ses doigts, ses mains bougent, compulsivement, inconsciemment, comme les membres de chiens endormis, rêvant. Machinalement, obsessionnellement, dans sa tête, ça travaille, ça malaxe au rythme de la respiration, toutes les images accumulées, toutes les petites histoires et les expériences, plus que de la poussière, et il assemble ces masses de grains légers, au hasard, à l’aveugle, les pétrit, les transforme en pelotes laineuses, uniformes, mal dégrossies, toute son activité mentale consistant alors à transformer cette laine de fortune en fils tortueux, sans fin. Des chapelets mal dégrossis où repasse son vécu, abstrait, juste les fils approximatifs, garnis de nœuds et d’aspérités informes, qui ont tenus ensemble les différents aléas, la multitude de petites expériences, erratiques, au jour le jour. Il file jusqu’à l’endormissement, jamais total, étant donné qu’il couche à l’extérieur, un infime point d’attention continue au vrombissement des braises. Sommeil de bivouac, qui-vive poétique. Il flotte, perméable aux bruits de la vallée, de la forêts, aux passages rares et impromptus d’humains et non-humains sur la route, manifestations extérieures qui infiltrent son activité onirique, du coup de plus en plus écologique. Au réveil, scrutant ses rêves, il ne dira pas avoir rêvé de renard, de chouette, d’hérisson, de chevreuil, de sanglier, il se sentira doté, fugacement, de pensées-renard, pensées-hérisson, pensées-chouette, pensées-chevreuil…
Confronté jadis à des problèmes de sommeil, Il s’est initié à ce nouveau protocole d’endormissement, paisible, en mobilisant un savoir-faire qui consiste à rendre visible la poussière, à l’accumuler et à transformer ce rebut en nouveau matériau. Cette plasticité insoupçonnée d’une matière tant originelle que finale, associant le signe de la combustion finale, de l’effritement et de la dispersion ultime à la possibilité de renaître en trait d’union entre ici et au-delà, lui fut révélée en visitant une exposition au TAMAT (musée consacré à la conservation et l’étude d’anciennes tapisseries et à la recherche expérimentale en art textile) découvrant les recherches en art textile d’une artiste qui y avait été accueillie en résidence (Jehanne Paternostre). Il repense à son travail tel qu’elle le lui avait présenté. Les poussières nécessitent, au même titre que les trésors de la tapisserie patrimoniale, une attention constante. Arrivée au musée pour effectuer sa bourse de recherche, Elle commence par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle s’intéresse non pas aux représentations figées mais à ce qu’elles occasionnent comme travail infini de maintien des images. Elle a filmé les rituels de soin que nécessite le patrimoine licier, les mains qui restaurent, les gestes reliant endroit et envers. Se glissant sous l’œuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, le dessin d’une carte mémoire singulière. Évoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, ce qui tombe et quitte l’économie des biens valorisés : bouts de fil et poussières textiles.
A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle relève les infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée de chemins. Elle glane aussi ces petits bouts de fils, rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, qu’elle passe dans le chas de grandes aiguilles, regroupés en un ensemble entomologique.
Comment faire parler ce matériau dissipé, comment donner forme à cet informel, sans le trahir ? Elle amasse les « nounous » textiles, les malaxe, les feutre, leur redonnant apparence de laine sauvage et, s’initiant au maniement du fuseau, elle s’exerce à fabriquer des fils de poussière. D’autre part, elle autopsie les boules de fils, détachés des tapisseries, scories à remplacer, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule révèle des entrailles multicolores. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de « nerfs » de tailles, textures et coloris différents et individualisés. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes rien moins qu’homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Sous le verre aseptisé du laboratoire, filent des lignes de vie, des lignes du temps, anarchiques et têtues, à la granularité buissonnante, plurielles, brutes et raffinées, non plus de la corde, ni du tissu, mais les boyaux entretissés des mémoires du passé, du présent et du futur. Les regarder ou, encore mieux, les faire glisser entre ses doigts, certainement, aide à rêver une autre histoire de l’humanité qui ne serait plus bloquée, en panne d’imagination, au stade d’un capitalisme dépassé, échoué dans une biosphère dévastée. Ca calme. A la manière de cet artiste, donc, de tous les fils et poussières que la vie a fait tomber en lui, mentalement il fabrique des pelotes, des fils, il en suit le déroulé irrégulier et entrevoit ou fantasme un printemps de l’imagination. Il peut s’endormir. Ces fils le tireront jusqu’à demain.
Pierre Hemptinne