Magazine Animaux
A l'occasion de la St Valentin, un petit Vialatte : On ne peut pas toujours lire l’histoire de M. Dupont qui épousera Mlle Durand à la page 240 après mille péripéties qui ont bien failli nous faire croire le contraire. (Dieu ! que j’ai frémi pour leur bonheur !) On sait bien qu’elle est fille d’officier supérieur, qu’elle fut chargée de diplômes comme un âne de reliques dans les couvents les plus distingués, qu’elle connaît les sous-préfectures, la superficie de la Pologne et même le pluriel des noms à trait d’union, qu’elle est vertueuse quoique pauvre, et que sa rivale est une chipie qui n’a pour elle que ses gros sous et qui vit toute barbouillée d’huile parce qu’elle mange salement les asperges ; et aussi que le jeune homme, qui n’est pas un idiot, comprendra bien, autour de la page 124, tout l’intérêt qu’il y a à épouser une femme qui peut vous dire n’importe quand sans hésiter le pluriel du mot garde-chasse, plutôt qu’une souillon qui vit dans la tache d’huile jusqu’à la lessive de printemps depuis le début de la saison des primeurs, et n’est en somme qu’un billet de banque graisseux. (Comment pourrait-il hésiter entre un Larousse et un torchon sale. La vie commande ! Et qu’est-ce qu’une vie sans dictionnaire ? On se le demande ! Une aventure manquée !)On sait tout cela ; mais enfin, jusqu’au bout, quand on manque d’habitude, on a peur que le jeune premier ne comprenne pas bien ; on imagine des choses horribles, des obstacles insurmontables : par exemple qu’il sache lui-même la superficie de la Pologne, ou qu’il n’ait jamais besoin de sa vie du pluriel du mot « garde-chasse ».Et on frémit voluptueusement.Et c’est ce qu’on cherche.(Histoires noires et histoires blanches – La Montagne – 21 juillet 1953