Alain Mabanckou, 2017
" On nous a fait croire que la pensée ne pouvait pas être noire.
La raison était forcément blanche, aryenne si possible.
Nous étions un peuple de paresseux.
Montesquieu l'avait écrit : nous autres, les gens du Sud, étions faibles comme des vieillards, tandis que les gens du Nord étaient vigoureux grâce à leur climat froid. Qui pouvait nier de telles évidences écrites de la main d'un des plus grands esprits de la philosophie occidentale ? Les gens du Nord étaient tous intelligents, beaux, forts. Nous autres, gens du Sud, étions "ceux qui [n'avaient] inventé ni la poudre ni la boussole ", "ceux qui [n'avaient] jamais su dompter la vapeur ni l'électricité", "ceux qui [n'avaient] exploré ni les mers ni le ciel". C'était à nous désormais de crier urbi et orbi que nous étions " ceux sans qui la terre ne serait pas la terre". Aimé Césaire, dans le Cahier d'un retour au pays natal, s'est chargé de cette mission épique :
" Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l'humanité s'arrêtent aux portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l'esprit de Dieu était dans ses actes."
Et si la voix de la poésie était trop impénétrable pour le commun des mortels, le même Césaire avait choisi la forme d'un "discours". Le colonialisme est forcément un asservissement. L'Europe aura commis l'un des crimes les plus crapuleux de l'histoire en imposant sa vision du monde aux autres peuples.
Or voilà que le cours des choses se précipitait. La fin des années cinquante et le début des années soixante annonçaient une ère nouvelle. Les blancs décampaient de gré ou de force. Déjà, en 1947, les malgaches s'étaient soulevés, perdant dans leur désir d'émancipation plus de cent mille âmes.
D'autres pays dominés furent gagnés par la fièvre : en 1954, les Algériens se lançaient dans une insurrection tandis que les Tunisiens accédaient à l'indépendance deux ans plus tard. En 1959, on comptait presque une dizaines de pays africains indépendants, et, en 1960, plus du double.
Qu'à cela ne tienne, les colonisateurs avaient un "plan B" : ils avaient "formé" quelques hommes à leur image. Des hommes qui auraient la peau noire et un masque blanc. Des hommes qui "inconsciemment" les remplaceraient et seraient leurs yeux et leurs oreilles sur le continent noir. Certains de ces hommes avaient participé aux guerres mondiales pour défendre l'empire français. D'autres avaient été membres de l'Assemblée nationale française. Certains deviendraient des présidents de la République. D'autres, des ambassadeurs, des ministres, etc. Ils avaient des passeports français. Ils avaient des villas en Europe..."
Alain Mabanckou : extrait de "Le sanglot de l'homme noir" Arthème Fayard, 2012.